254 – néochartalisme (Marc Lavoie)

(lien court : http://wp.me/pzMIs-yn )

Le lien entre laspect monétaire et laspect budgétaire du néo-chartalisme:
une
approche critique amicale  (1)

Marc Lavoie – Département d’économie, Université d’Ottawa

Octobre 2011

Traduit de l’anglais par http://ecodemystificateur.blog.free.fr/ Août 2012, (qui présente ce document sur un article de son blog : «  le néochartalisme pour les nuls  » )

La crise financière mondiale a révélé les faiblesses de l’économie dominante et a donné un coup de pouce aux théories hétérodoxes, en particulier les théories keynésiennes. L’opinion couramment répandue de la non-pertinence du volontarisme budgétaire a été fortement critiquée et mise en cause par l’utilisation active de la politique budgétaire au beau milieu de la crise financière mondiale, bien que cela ait été suivi par un revirement rapide des économistes traditionnels dès qu’une récession plus profonde que prévu eut engendré d’importants déficits publics et la hausse des ratios de dette souveraine. La crise et la généralisation des médias sociaux, notamment la multiplication des blogs sur l’hyperespace, ont fourni plus de marge de manœuvre aux partisans enthousiastes de théories économiques alternatives. C’est en particulier le cas du néo-chartalisme, souvent appelé théorie monétaire moderne ou MMT, sur de nombreux blogs.

Le développement d’une forte identité néo-chartaliste, par des économistes qui étaient auparavant associés à l’économie post-keynésienne, a conduit certains observateurs à s’interroger sur les liens entre les économies néo-chartaliste et post-keynésienne. Les économistes hétérodoxes, pour ne pas parler des économistes néoclassiques, ont également trouvé quelques-unes des revendications des néo-chartalistes dures à avaler. Le but de cet article est de traiter de ces deux points, l’essentiel de l’analyse se concentrant cependant sur les questions liées au système de compensation et de règlement et à sa relation avec les activités de l’Etat (2). En d’autres termes, les néo-chartalistes ont mis en avant des propositions qui vont au-delà des strictes limites de la politique monétaire, telles que des propositions pour résoudre le problème du chômage tout en préservant la stabilité des prix, mais ces autres propositions ne seront pas discutées ici.

Les grandes lignes de cet article sont donc les suivantes. Dans la partie qui suit, je propose une brève introduction au néo-chartalisme, et je traite de sa relation avec l’économie post-keynésienne. Dans la deuxième partie, je discute de ce que je pense être quelques-unes des déclarations les plus controversées du néo-chartalisme, et qui concernent essentiellement le système de compensation et de règlement. Dans la troisième partie, je montre comment certains de ces points de vue ont été modifiés au fil du temps. Dans la quatrième partie, je discute de la configuration de la zone euro à la lumière du néo-chartalisme. Je conclus en affirmant que le néo-chartalisme fait vraiment partie de l’économie post-keynésienne.

Le néo-chartalisme et ses liens avec le post-keynésianisme

À leur crédit, les partisans du néo-chartalisme ont réussi à avoir un impact substantiel sur la blogosphère, avec plusieurs blogueurs non-universitaires (comme Naked Capitalism) qui reprennent maintenant entièrement à leur compte et avec enthousiasme les idées et les revendications des universitaires néo-chartalistes, menant ainsi à bien la mission de faire monter à bord plusieurs plumitifs non-universitaires, bien que les questions monétaires soient un sujet relativement obscur, ce que n’avaient pas réussi à faire les post-Keynésiens à ce jour. Même Paul Krugman, a fait sur son blog des références occasionnelles et des commentaires au sujet de la MMT. C’est la conséquence des efforts sans relâche de quelques individus pour être très actif sur les blogs, en particulier Bill Mitchell, Warren Mosler, ainsi que Randy Wray et ses collègues de l’Université du Missouri à Kansas City (UMKC) (3)

Mais qui sont ces auteurs néo-chartalistes et pourquoi la référence au chartalisme ? Tous les post-keynésiens rejetteront l’idée que la monnaie a été introduite dans l’économie comme un moyen d’améliorer le troc. Les néo-chartalistes ou chartalistes modernes, font valoir, à la suite d’Adam Smith, Georg Friedrich Knapp et John Maynard Keynes, que c’est l’Etat qui décide de ce qui peut servir de monnaie, et qu’il fait appliquer cette décision à travers son pouvoir de taxer les gens et d’exiger le paiement dans la monnaie de son choix. Ainsi ce que nous avons ici est une théorie étatique de la monnaie, ou plus précisément une théorie de la monnaie qui s’appuie sur les impôts (Wray 1998, p.18). Cette théorie est appelée chartalisme parce que la définition de la monnaie est décrétée par l’État, et la possibilité pour les banques de créer de la monnaie est accordée par les chartes. Nous n’en dirons pas plus sur les origines, et laisserons cette question controversée aux spécialistes et aux historiens.

Qui sont les chartalistes modernes – les néo-chartalistes? On peut considérer que le siège social du groupe est situé à l’UMKC, avec des auteurs comme Randall Wray, Mat Forstater et Stephanie Bell-Kelton, aussi bien que d’anciens étudiants de l’UMKC tels que Pavlina Tcherneva, Éric Tymoigne et Felipe de Rezende. Le Centre du Plein Emploi et de l’Equité (CofFEE) situé à l’Université de Newcastle en Australie, est un autre lieu important avec son prolifique directeur Bill Mitchell, et ses acolytes tels que Martin Watts et James Juniper. Il y a aussi des personnages importants, que l’on peut considérer comme des compagnons de voyage, tels que Jan Kregel, Edward Nell et Scott Fullwiler, ce dernier intervenant assez souvent sur les blogs, bien qu’il n’en ait pas un à lui. Outre les auteurs incontournables qui ont inspiré les chartalistes modernes, Smith, Knapp et Keynes, on peut dire que les initiateurs de la théorie monétaire moderne sont Warren Mosler, Hyman Minsky, Abba Lerner et Wynne Godley, puisque leurs écrits sont souvent invoqués par les néo-chartalistes. Bien qu’écrit par un non-universitaire, l’article de Mosler (1994) joue un rôle crucial dans l’histoire racontée ici, parce que Mosler fut certainement le premier à insister autant sur l’analyse du système de compensation et de règlement, soutenant ainsi la vision post-keynésienne de la monnaie endogène. Enfin, ainsi que l’a écrit Wray dans une ébauche de son nouveau livre, « D’autres – parmi lesquels certains ont d’abord été critique à propos de certains aspects de l’approche – ont également contribué au développement de la théorie: Charles Goodhart, Marc Lavoie, Mario Seccareccia, Michael Hudson , Alain Parguez, Rob Parenteau, Marshall Auerback, et Jamie Galbraith « (Wray 2011A). Il devrait donc être évident, puisque je suis associé au développement de certains aspects de la théorie monétaire moderne, que j’ai beaucoup de sympathie pour la théorie monétaire moderne, bien que, comme l’a souligné Wray, je puisse avoir des réserves sur certains aspects.

Quelles sont les principales préoccupations ou caractéristiques de la théorie monétaire moderne, telle que présentée par les auteurs néo-chartalistes ? On peut dire qu’il y a quatre thèmes principaux.
– Le premier thème, auquel il déjà été fait allusion, est la question des origines de la monnaie et l’affirmation selon laquelle la monnaie est une création de l’État.
– Le deuxième grand thème est la proposition selon laquelle l’Etat doit agir comme un employeur de dernier recours (EDR), fournissant un emploi à quiconque est prêt à travailler mais est incapable de trouver du travail dans le secteur privé. Cette question est également liée à la question de savoir comment atteindre le plein emploi ou un taux d’emploi très élevé sans générer d’inflation, puisque les néo-chartalistes font valoir que le secteur public peut fournir une réserve de travailleurs employables lorsque le secteur privé décide d’embaucher davantage de travailleurs. Il y a donc une distinction importante à faire entre les politiques budgétaires standards expansionnistes keynésiennes et les politiques d’emploi de dernier recours qui seraient géographiquement principalement appliquées dans les zones ayant une activité économique faible.
– Le troisième thème est la politique budgétaire. Les néo-chartalistes souhaitent réaffirmer l’importance de la politique budgétaire par rapport à la politique monétaire, ce qui contraste avec le rôle négligeable qu’elle joue dans la macroéconomie dominante. Dans ce cadre, ils ont remis au goût du jour le rôle de la finance fonctionnelle, par opposition à la finance saine, mettant très clairement en avant le travail d’Abba Lerner (1943). Ils utilisent aussi beaucoup l’identité des trois soldes mise en avant tout particulièrement par Wynne Godley (1999A) et l’école de New Cambridge, dans le but de montrer que le secteur privé domestique ne peut accumuler des actifs financiers que si le secteur public domestique accepte de s’endetter (ou si le pays dispose d’un solde du compte courant positif, dans une économie ouverte), montrant ainsi que la dette publique n’est pas nécessairement un mal.
–  Un cinquième thème possible du néo-chartalisme, en raison de ses liens avec les travaux de Hyman Minsky, pourrait être la question de l’instabilité financière, ainsi que ses causes et ses remèdes.

Bien que tous ces thèmes vaillent certainement la peine d’être creusés, le présent article se concentrera sur le quatrième grand thème abordé par les néo-chartalistes – l’étude des mécanismes du système de compensation et règlement (4).Ces mécanismes sont examinés à la lumière de la relation entre les transactions du secteur public et le système monétaire, et il y a donc naturellement aussi un lien avec la légitimité de la finance fonctionnelle. Liée aux mécanismes du système de paiement, et à la façon dont le gouvernement se positionne vis-à-vis de ce système, se pose la question de la définition d’une monnaie souveraine. Les néo-chartalistes font valoir que leurs propositions les plus controversées ne s’appliquent qu’aux pays ayant une monnaie souveraine, et donc la définition de ce qu’est une monnaie souveraine a une importance certaine. Un autre thème néo-chartaliste est la détermination des taux d’intérêt, en particulier l’objectif de taux d’intérêt au jour le jour, étant donné que certains néo-chartalistes font valoir que ce taux, en termes nominaux, devrait être de zéro (Forstater et Mosler 2005). Mais je ne vais pas discuter de cela non plus.

Avant de traiter des propositions néo-chartalistes sur le système de compensation et de règlement et de leurs conséquences pour les finances publiques, je crois qu’il est utile d’explorer la relation entre post-keynésiens en général et néo-chartalistes. Comme souligné dans l’introduction, la plupart des principaux auteurs ou compagnons de voyage néo-chartalistes étaient des auteurs post-keynésiens bien connus, mais sur les blogs, ils semblent avoir pris une identité qui leur est propre, laissant même parfois entendre que les post-keynésiens ne les comprennent pas ou même peut-être sont en désaccord avec eux. En outre, il y a un élément de méfiance à l’égard des néo-chartalistes parmi un certain nombre de post-keynésiens, certains d’entre eux considérant plusieurs propositions néo-chartalistes comme étant trop extrême, tout en étant simultanément décontenancés par le comportement militant de certains de leurs partisans ou défenseurs. Nous reviendrons sur cette double cause de défiance. Même les observateurs extérieurs semblent être au courant de certaines tensions existantes entre néo-chartalistes et (les autres) post-keynésiens comme le montre la question suivante, trouvée sur un blog : «Il semble toujours y avoir un débat au sein du monde postkeynésien pour savoir si le chartalisme (vis-à-vis duquel je suis toujours très sceptique) est en concurrence ou en conjonction avec le circuitisme (auquel je crois) « (Brazelton 2010).

La réponse de Scott Fullwiler (2010), certainement l’un des partisans les plus éloquents de la MMT, a été assez simple, mais aussi révélatrice: «Où? Autant que je puisse le voir, il n’y a pas de débat, du moins parmi les vrais chartalistes et les vrais circuitistes, pour savoir si la monnaie de banque est endogène / horizontale. Nous sommes tous d’accord sur le circuit monétaire ou sur la monnaie endogène. En fait, il y a très peu de différence entre l’ensemble du paradigme mis en avant par les chartalistes et les circuitistes/horizontalistes comme Marc Lavoie et Mario Seccareccia ». Fullwiler nie ici qu’il y ait un désaccord majeur entre les néo-chartalistes et les post-keynésiens, mais il prend soin de souligner que ceux qu’il a en tête sont des post-keynésiens de type horizontaliste ou alors des circuitistes français ou italiens de l’école Franco-Italienne, tels que Alain Parguez vraisemblablement. Sans vouloir revenir sur l’ensemble du débat sur la monnaie, post-keynésiens horizontalistes vs structuralistes, il est utile de rappeler que les procédures plus transparentes mises en place par les banques centrales au cours des deux dernières décennies ont justifié la position horizontaliste (Lavoie 2005), de même que les études des néo-chartalistes sur le système de compensation et de règlement (Wray 2006). La gêne de certains post-keynésiens pour accepter certains des arguments néo-chartalistes peut donc être attribuée en partie à leur mauvaise volonté de considérer les mécanismes du système de compensation et de règlement et la position horizontaliste.

En réponse à une autre question sur la compatibilité entre néo-chartalisme et post-keynésianisme, et en particulier sur le scepticisme en ce qui concerne le néo-chartalisme exprimé par certains post-keynésiens comme Keen Steve, lui-même un Minskyen, Fullwiler (2010) réaffirme qu’il n’y a pas de différence significative entre le point de vue de la monnaie endogène des néo-chartalistes et celui des horizontalistes post-keynésiens: «Un certain nombre de personnes, Keen inclus, pensait habituellement qu’y il avait une certaine incohérence entre la MMT / Chartalisme et la monnaie endogène. Je pense que je l’ai suffisamment expliqué à Keen pour qu’il comprenne qu’il n’y a pas d’incompatibilité, mais je ne suis pas sûr, car beaucoup sur son site continuent de dire ce genre de chose. Comme je l’ai dit, cependant, des horizontalistes comme Marc Lavoie vous diront que nous utilisons essentiellement le même modèle car il est à la fois pour la monnaie du gouvernement et la monnaie de banque ». De ce fait, il devrait être évident maintenant que si j’ai des objections aux vues néo-chartalistes sur la création monétaire et les mécanismes du système de paiement, elles ne viennent pas de questions de contenu, mais plutôt de questions de forme.

En effet, nous pouvons certainement dire que les néo-chartalistes partagent de nombreux éléments communs de la théorie monétaire avec d’autres post-keynésiens, plus précisément avec les postkeynésiens horizontalistes et les circuitistes. Nous pouvons simplement lister, sans plus de commentaires, tous les éléments qu’ils partagent avec les postkeynésiens.
– Tout d’abord, l’offre de monnaie est endogène.
– Deuxièmement, les prêts font les dépôts et les dépôts font les réserves (Wray 2002, p. 25). Bien sûr, comme les événements au cours de la crise financière des subprimes l’ont démontré, cette dernière affirmation n’est vraie qu’en temps normal, tant que l’objectif de taux d’intérêt de la banque centrale n’est pas fixé à la partie inférieure du corridor de taux d’intérêt, délimité par les taux d’intérêt sur les facilités de crédit et de dépôt à la banque centrale.
– Troisièmement, les opérations de la banque centrale sont essentiellement défensives, puisque la banque centrale tente normalement de fixer l’offre de réserves égale à la demande.
– Quatrièmement, l’objectif opérationnel de la banque centrale est donc l’objectif de taux d’intérêt au jour le jour, et non pas l’approvisionnement du stock de monnaie. Tous ces aspects ont été abordés de manière très claire par Warren Mosler (1994, p. 3) quand il a affirmé que «la politique monétaire fixe le prix de l’argent, ce qui n’en détermine qu’indirectement la quantité. Il sera montré que le taux d’intérêt au jour le jour est le principal outil de la politique monétaire …. Le multiplicateur monétaire fonctionne à l’envers. Les changements dans l’offre de monnaie entrainent des changements dans les réserves des banques et dans la base monétaire, et non le contraire ».
– Cinquièmement, les crédits des banques dépendent de la solvabilité de leurs clients, ils ne dépendent pas de la disponibilité de réserves excédentaires (5)
– Sixièmement, les réserves obligatoires sont un moyen pour lisser la demande de réserves et réduire les fluctuations des taux d’intérêt au jour le jour; leur rôle n’est pas de contrôler les agrégats monétaires.
– Septièmement, dans un système de corridor, l’objectif de taux d’intérêt au jour le jour peut être modifié et l’objectif de taux atteint sans aucun changement dans la quantité des réserves (Fullwiler 2008). Et enfin, la capacité de la banque centrale à fixer les taux d’intérêt est liée au fait que les banques doivent équilibrer leurs comptes sur les livres de la banque centrale, une caractéristique qui est habituellement présentée sous la forme moins instructive que la banque centrale dispose d’un monopole sur la création de la base monétaire.

La théorie monétaire moderne cependant partage également quelques éléments supplémentaires avec la théorie du circuit français et italien, et cela peut expliquer pourquoi un circuitiste comme Alain Parguez fut si prompt à reprendre à son compte le néo-chartalisme à ses débuts. Dans la théorie du circuit, il y a un ordre séquentiel selon lequel les différents agents sont introduits dans le circuit monétaire. Les entreprises empruntent auprès des banques et dépensent d’abord en payant les salaires (et les dividendes sur le stock d’actions précédent), puis, dans un second temps, elles obtiennent les moyens de procéder au financement final de leurs dépenses, grâce à la vente de la production et la vente d’actifs financiers. Dans la théorie néo-chartaliste, l’histoire est très similaire. Le gouvernement (fédéral) emprunte à la banque centrale et dépense d’abord, puis, dans une deuxième étape, il assure son financement final, par la fiscalité et la vente d’actifs financiers au secteur privé. Comme Pavlina Tcherneva (2006, p. 70) le dit, «logiquement, et dans la pratique, les dépenses du gouvernement viennent avant l’imposition», une déclaration qui peut également être trouvée dans les écrits d’autres néo-chartalistes comme Forstater et Mosler (2005, p. 537) et aussi dans Parguez (2002, p. 88) et Bougrine et Seccareccia (2002, p. 71). Il y a donc une certaine symétrie entre la théorie du circuit et le néo-chartalisme. Dans la théorie du circuit, les consommateurs ne peuvent acheter des biens tant qu’ils ne sont pas payés. Dans le néo-chartalisme, les ménages ne peuvent pas payer leurs impôts tant qu’ils n’obtiennent pas l’argent de la banque centrale ; et les institutions financières ne peuvent pas acheter de titres publics tant qu’elles n’obtiennent pas les réserves pour les acheter. Il y a un degré d’interdépendance entre circuitistes et néo-chartalistes, et en effet, à l’occasion, les néo-chartalistes citent les écrits des circuitistes pour étayer leurs affirmations, comme dans Bell (2003).

Malgré ces liens étroits entre les néo-chartalistes et les autres postkeynésiens, il faut souligner qu’il y a une deuxième raison pour laquelle un certain nombre de post-keynésiens peuvent afficher une certaine complaisance avec le néo-chartalisme ou la théorie monétaire moderne. Tout comme la version horizontaliste de la théorie monétaire postkeynésienne dans les années 1980 a généré une réponse de ceux qui pensaient que ses positions étaient trop extrêmes, la même chose s’est produite avec le néo-chartalisme dans les années 2000. J’ai compté près d’une douzaine de critiques universitaires du néo-chartalisme au fil des ans, la plus générale étant celle de Perry Mehrling (2000). La moitié de ces critiques se sont concentrées sur l’idée de l’État comme employeur de dernier ressorts, avec des papiers de Lopez-Gallardo (2000), Aspromourgos (2000), Cadmus et O’Hara (2000), King (2001), Sawyer ( 2003), et Seccareccia (2004). L’autre moitié des critiques s’est concentrée sur leurs points de vue monétaire, avec des articles de Parguez et Seccareccia (2000), Gnos et Rochon (2002), Rochon et Vernengo (2003), Van Lear (2002-03), et Febrero (2009).

Alors que critiques et contre-critiques sont saines dans un cadre scientifique, les néo-chartalistes semblent parfois réagir de façon excessive aux critiques, envoyant paître même des gens qui sont sensiblement de leur côté. Par exemple, j’ai trouvé que les remarques faites par Eladio Febrero sur la théorie monétaire moderne valaient la peine d’être discutées et étaient bien documentées, mais bien que Febrero (2009, p. 524) conclut que «les implications politiques qui peuvent être tirées du néo-chartalismes sont globalement correctes « , Fullwiler a rejeté le papier comme inintéressant et mal documenté. (6) Le papier de Malcolm Sawyer (2003) a également été soumis à une forte contre-attaque de la part de Mitchell et Wray (2005) et Forstater (2005), les deux réponses prétendant que les critiques de Sawyer étaient superficielles et reposaient trop sur des opinions rapportées. Même huit ans plus tard, quelques-uns des promoteurs de l’EDR n’avaient toujours pas digéré. Après les critiques de la MMT par Paul Krugman, où Krugman fut accusé de dénaturer le néo-chartalisme parce qu’il s’était trop reposé sur des présentations du néo-chartalisme par ses critiques au lieu de s’appuyer sur les travaux originaux de la MMT, Sawyer était une fois de plus accusé de la même erreur méthodologique dans un blog néo-chartaliste (7).

Au fil des ans, j’ai eu l’occasion d’écouter un grand nombre d’entretiens de Malcolm Sawyer, et je peux témoigner que ses vues sur la politique budgétaire sont très proches de celles des néo-chartalistes. En effet, il est l’un des rares économistes, même hétérodoxes, qui a continuellement approuvé l’utilisation active de la politique budgétaire et qui a apporté son soutien explicite à la finance fonctionnelle, à la manière des néo-chartalistes (Sawyer 2010). Ses idées, tout comme les miennes ou celles des néo-chartalistes, peuvent avoir évolué au cours des dernières années, et il peut avoir changé d’avis sur certaines des choses qu’il aurait pu dire en 2003, en particulier sur les questions monétaires, mais il est inutile de ressasser les désaccords passés lorsque les positions actuelles sont si proches.(8) Les débats de ce genre, ainsi que les réactions agressives de certains supporters non-universitaires du néo-chartalisme chaque fois que des positions légèrement différentes de celles qui leur tiennent à cœur sont prises, poussent un grand nombre d’économistes postkeynésiens à se méfier ou même à craindre le néo-chartalisme. En conséquence de tout cela, les lecteurs ne seront pas surpris de constater que dans ce qui suit, je vais seulement compter sur des sources directes du néo-chartalisme, et m’abstenir autant que possible de citer toute source indirecte! En effet, les lecteurs intéressés doivent vérifier par eux-mêmes les présentations principales des points de vue monétaire du néo-chartalisme , tels que Mosler (1994, 1997-98), Wray (1998, 2002), Fullwiler (2003, 2008), Tcherneva (2006), ainsi que les nombreux posts de blog informatifs de Bill Mitchell.

Les revendications paradoxales du néo-chartalisme

Les néo-chartalistes et l’école de l’UMKC sont connus pour promouvoir un État agissant comme un employeur de dernier recours (EDR) pour les chômeurs. Cette position politique est également connue sous la forme du programme d’emploi garanti ou du programme d’un stock tampon – les dénominations utilisées à l’Université de Newcastle, où de telles idées ont été développées de manière indépendante. Je comprends que l’accent mis sur l’analyse de la façon dont les Etats pourraient financer leurs dépenses, donc sur l’analyse des mécanismes des systèmes de compensation et de règlement, vient de la volonté de démontrer que les programmes EDR pourraient toujours être financés. Les néo-chartalistes souhaitaient démontrer que l’idée de la finance fonctionnelle pouvait être prise très au sérieux, même si elle conduisait à des déficits énormes, car le financement des déficits importants ne posait aucun problème pour les Etats, du moins sous certaines conditions. (9)

Vu sous cet angle, la ligne principale du néo-chartalisme peut être considérée comme une réponse aux arguments classiques d’éviction, selon lesquels les déficits publics conduisent soit à une inflation incontrôlée soit à la hausse des taux d’intérêt. Une revendication clé des néo-chartalistes est que les déficits publics ont plutôt tendance à réduire les taux d’intérêt, ou plus précisément tendance à réduire les taux d’intérêt au jour le jour. Ainsi les néo-chartalistes font valoir que, encore une fois sous certaines conditions, il ne peut pas y avoir de contrainte financière pour les dépenses de l’Etat. Si il y a des contraintes, on les trouve dans les contraintes politiques artificielles auto-imposées, ou dans les contraintes du côté de l’offre, par exemple quand un événement détruit la capacité physique à produire des biens, ou si le plein emploi a été atteint, auquel cas, les programmes EDR peuvent être de toute façon abandonnés.

Il est important de souligner que les néo-chartalistes ne prétendent pas que leurs propositions sont valables partout en tout temps. Ce qu’ils affirment, c’est qu’elles s’appliquent pour les pays ayant une «monnaie souveraine» (USA, Canada, Japon, Australie) (Wray 2002, p. 24). Il y a des degrés dans la souveraineté monétaire, le plus élevé étant celui d’un pays où la monnaie nationale est l’unité de compte, où les impôts et les dépenses publiques sont payés dans cette monnaie nationale, où la banque centrale n’est pas entravée par la réglementation, où la dette publique est émise en monnaie nationale, et où il existe un pur régime de taux de change flottant. (10) En particulier, il convient de souligner que les auteurs néo-chartalistes ont vivement critiqué la configuration de la zone euro et le système monétaire de l’euro, et avaient prédit les problèmes financiers que certains des pays de la zone étaient susceptibles de rencontrer, précisément parce que ces pays ne disposent pas d’une monnaie souveraine telle que définie ci-dessus (parce que l’on a empêché la banque centrale européenne d’acheter directement de la dette souveraine). Ainsi, on ne peut pas utiliser la situation actuelle dans les pays comme la Grèce, l’Irlande et le Portugal, ou même l’Espagne et l’Italie, comme contre-exemples aux théories avancées par les néo-chartalistes.

Comme mentionné plus haut par Fullwiler, je suis favorable à la plupart des arguments néo-chartalistes qui traitent du lien monétaire et budgétaire. Mon inquiétude cependant est, que les néo-chartalistes sont tellement désireux de démontrer qu’il n’y a pas d’obstacles financiers au déploiement de l’EDR ou autres programmes de dépenses publiques que leurs efforts finissent par devenir contre-productif. J’ai expérimenté avec mes propres étudiants, laissés à eux-mêmes pour lire des articles tels que celui de Stephanie Bell (2000), qui nie que les impôts et les obligations financent les dépenses publiques, que même les lecteurs à l’esprit ouvert restent perplexes. Alors que certaines affirmations apparemment paradoxales des néo-chartalistes semblent valoir le coup d’être mises en avant, par exemple l’affirmation selon laquelle le gouvernement ne fait pas face à une contrainte budgétaire semblable à celle des ménages, que des excédents budgétaires courants ne feront pas descendre la pression sur les taux d’intérêt ou ne fourniront pas au secteur privé plus de fonds prêtables, ou que les excédents budgétaires courant actuels ne vont pas aider à faire face aux exigences d’une population vieillissante dans l’avenir, d’autres revendications peuvent ne pas être nécessaires, une fois que ces trois premières affirmations sont acceptées. Par exemple, est-il nécessaire de prétendre, comme le fait Wray (2011B, p. 158-9), que le rôle des impôts n’est pas de financer les dépenses du gouvernement, que le gouvernement fédéral n’emprunte pas de fonds auprès du secteur privé pour financer son déficit, ou que les déficits budgétaires persistants ne seront pas un fardeau pour les générations futures qui supporteront des impôts plus élevés? Bien qu’il y ait une certaine logique interne à ces déclarations, comme nous le verrons plus tard, ces revendications paradoxales font courir le risque de pêcher par excès en essayant de convaincre les confrères économistes qu’un Etat avec une monnaie souveraine n’est pas confronté à une contrainte financière. Il y a aussi un problème de terminologie, avec des mots qui prennent parfois une signification légèrement différente de leur utilisation habituellement acceptée (11).

Commençons par le problème de terminologie qui est le plus facile à régler. Les néo-chartalistes en sont venus à parler d’une composante verticale et d’une composante horizontale de la monnaie, ajoutant que la composante horizontale était un montant résultant d’un effet de levier sur la composante verticale. Il y a de nombreux exemples de cela: «On peut imaginer une composante verticale du processus d’offre de monnaie qui se compose de la monnaie fiduciaire fournie par le gouvernement; l’argent tombe verticalement du gouvernement vers le secteur privé …. D’autre part, le processus d’offre de monnaie bancaire est horizontal, il peut être considéré comme une forme de « leviérisation » de la monnaie fiduciaire verticale thésaurisée « (Wray 1998, p.111); » L’activité horizontale représente l’activité à effet de levier d’une composante verticale …. La création de prêts bancaires et de leurs dépôts correspondants est un effet de levier de la monnaie …. « (Mosler et Forstater 1999, p. 168). Wray (1998, p. 112) et Mitchell et Muysken (2008, p. 214) proposent aussi une figure, illustrant cet effet de levier d’une composante verticale. L’utilisation de cette terminologie a certainement créé une certaine confusion dans l’esprit des auteurs hétérodoxes, Keen, par exemple, comme il ressort du commentaire de Fullwiler cité plus haut, ainsi que Parguez et Seccareccia (2000, p. 120) et Febrero (2009). En effet, les auteurs hétérodoxes, en s’appuyant sur le livre de Basil Moore (1988), ont l’habitude d’associer un élément verticaliste avec une offre de monnaie exogène, tandis que l’effet de levier est associé à l’histoire du multiplicateur monétaire que Mosler avait lui-même précédemment mis au rebut. Pour ceux qui ont passé assez de temps à lire les œuvres des auteurs néo-chartalistes, il est clair que ces auteurs n’approuvent pas quelque chose qui ressemble de près ou de loin à une monnaie centrale exogène ou à un mécanisme de multiplicateur monétaire. Personnellement, je ne vois pas ce que l’on peut gagner en faisant référence aux composants verticaux ou aux composants horizontaux à effet de levier, mais ces expressions ne cessent d’être utilisées. On devrait les abandonner. (12).
Une autre affirmation qui pose problème, c’est celle selon laquelle le gouvernement doit accumuler des déficits, au moins sur le long terme, pour que le public ait accès à des soldes de trésorerie plus élevés (monnaie banque centrale). Comme le dit Wray (1998, p. 123), «des déficits persistants sont la norme attendue», c’est-à-dire «normalement, l’ensemble des taxes devra être inférieures aux dépenses totales du gouvernement en raison des préférences du public à conserver un certain montant de réserves en monnaie fiduciaire » (Wray 1998, p. 81). Si le gouvernement dégageait des excédents persistants, le public «serait à court d’encaisses monétaires» (Wray 1998, p. 79). Alors que j’aurais tendance à être d’accord que les déficits publics dans un environnement en croissance sont appropriés, car cela fournit des actifs sûrs au secteur privé, qui peuvent croître au même rythme que les actifs privés, sans doute moins sûrs, c’est une chose entièrement différente de dire que les déficits publics sont nécessaires parce qu’il y a un besoin de liquidités. Même si le gouvernement maintient des budgets équilibrés, la monnaie de la banque centrale peut être fournie chaque fois que la banque centrale fait des avances au secteur privé. Wray (1998, p. 79-80) lui-même le reconnaît, puisqu’ il ajoute plus loin qu ‘«un excédent sur le compte du Trésor est possible aussi longtemps que la banque centrale injecte des réserves par des achats d’actifs ou par des prêts de réserves ». Ce qu’il a vraisemblablement à l’esprit, comme nous le verrons bientôt, c’ est que l’ensemble des dépenses publiques comprend « les dépenses » de la banque centrale, lorsque la banque centrale achète des actifs privés ou des créances sur le secteur privé et les ajoute à l’actif de son bilan. Mais c’est une drôle de façon de définir les dépenses publiques.Alors que ce problème de terminologie est facile à résoudre, les choses ne sont pas aussi simples avec la déclaration mainte fois faite que «le gouvernement dépense d’abord», une déclaration qui, bien sûr, a une certaine relation avec l’enchaînement logique mentionné lors de la discussion sur les liens du néo-chartalisme avec la théorie du circuit. Cette expression revient comme un leitmotiv sur la plupart des blogs consacrés à la théorie monétaire moderne, mais elle peut aussi être trouvée dans les écrits universitaires: «Le gouvernement dépense tout simplement en créditant un compte bancaire du secteur privé à la banque centrale. Sur le plan opérationnel, ce processus est indépendant de tout revenu antérieur, y compris les impôts ou les emprunts » (Mitchell et Muysken 2008, p 209.); « Le gouvernement dépense simplement en émettant des chèques sur le Trésor ou en créditant des comptes bancaires privés » (Tcherneva 2006, p 78). Ces déclarations sont, au mieux, trompeuses. Elles omettent une étape fondamentale qui rend incompréhensible la phrase leitmotiv que «le gouvernement dépense d’abord». Tout agent doit disposer de fonds sur un compte bancaire. Avant d’être en mesure de

dépenser, le Trésor doit en quelque sorte réapprovisionner son compte de dépôt à la banque centrale (ou aux banques privées).

Cette étape est souvent escamotée parce que les néo-chartalistes préfèrent consolider la banque centrale et le gouvernement fédéral en une seule entité, l’Etat. Maintenant, en soi, un tel regroupement n’est pas illogique. D’autres auteurs, tels que Godley (1999b), ont occasionnellement consolidé la banque centrale avec le gouvernement. Mais une telle intégration peut ne pas être appropriée pour le but recherché, car il ajoute à la confusion d’un lecteur qui a déjà du mal à comprendre les mécanismes du système de compensation et de règlement, et qui a été habitué à distinguer le gouvernement et sa banque centrale. Wray a été un défenseur de premier plan de la consolidation, croyant que cela rend les choses plus simple: «La seule logique qu’il est nécessaire d’appréhender, c’est que l’Etat « dépense » en émettant sa propre dette … en créditant les réserves du système bancaire » (Wray 2002, p. 32). Mais il a reconnu lui-même que cela laissait beaucoup de ses collègues confus : «Une banque centrale pourrait acheter de la dette du Trésor et créditer les dépôts du trésor à la banque centrale, mais cela n’a aucune incidence sur les réserves du système bancaire jusqu’à ce que le Trésor utilise ses dépôts …. Ainsi, les actions strictement internes impliquant uniquement la banque centrale et le trésor doivent être ignorées, ce qui est la principale justification pour la consolidation de leurs comptes …. De nombreux économistes trouvent tout cela très confus …. » (Wray 2003, p. 92) (13). Donc, avec le Trésor et la banque centrale consolidés, la première étape, les ventes de titres d’État à la banque centrale, est ignorée, car il s’agit d’une opération interne.

Si nous acceptons de consolider la banque centrale et le gouvernement en une seule entité, alors d’autres revendications très controversées prennent plus de sens. Comme déjà indiqué précédemment dans cette section, les néo-chartalistes affirment de manière assez surprenante que ni les impôts ni les emprunts ne financent les dépenses publiques. Cette affirmation est faite, encore et encore: « Le Trésor n’a pas « besoin » d’emprunter pour dépenser en créant un déficit » (Wray 1998, p. 117); «Les impôts ne financent pas les dépenses » (Forstater et Mosler, 2005, p. 538 ); « … Ni les impôts, ni les obligations ne financent réellement les dépenses publiques, quelle que soit la définition raisonnable du terme ‘financent’ » (Bell et Wray 2002-03, p. 269); « On a certainement l’impression que le but des impôts et la vente de titre est de financer les dépenses …. Ainsi, les impôts peuvent être considérés comme un moyen de créer et de maintenir une demande pour la monnaie du gouvernement, tandis que les titres … sont un outil qui permet de maintenir positifs les taux créditeurs au jour le jour » (Bell, 2000, p. 613-4.); « Autrement dit, le gouvernement dépense tout simplement en créditant un compte bancaire du secteur privé à la banque centrale. Sur le plan opérationnel, ce processus est indépendant de tout revenu antérieur, y compris provenant des impôts et des emprunts» (Mitchell et Muysken 2008, p. 209). Encore une fois, je rétorquerais que de telles affirmations reposent sur l’hypothèse de la consolidation, plus l’hypothèse selon laquelle les gouvernements vendent leurs titres à leur banque centrale.

Le tableau 1 illustre la vision néo-chartaliste de comment les gouvernements centraux peuvent financer leurs dépenses quand ils sont dotés d’une monnaie souveraine. La première étape, sur la première ligne du tableau, ne concerne que le gouvernement et la banque centrale, puisque le Trésor émet et vend et des titres qui sont achetés par la banque centrale. C’est l’étape qui est souvent ignorée par les néo-chartalistes car ils consolident le gouvernement et la banque centrale (14.) On suppose ici, que 100 unités monétaires (dollars, livres sterling) sont nouvellement émises et vendues. La deuxième étape implique le secteur bancaire privé, lorsque le gouvernement dépense les 100 unités monétaires, par exemple en payant ses fonctionnaires puisque les dépôts du gouvernement auprès de la banque centrale sont maintenant transférés aux dépôts des ménages de fonctionnaires dans les banques commerciales. Comme ces paiements passent par le processus de compensation et de règlement, les banques commerciales acquièrent les soldes de règlement à la chambre de compensation, qui devront ensuite être déposés sous forme de soldes sur leur compte à la banque centrale à la fin de la journée, constituant ainsi les réserves des banques de 100 unités monétaires. Sauf si la banque centrale procède à une opération de compensation, les banques commerciales dans leur ensemble ne peuvent rien faire pour se débarrasser de ces réserves supplémentaires. La troisième étape dans le tableau 1 est le résultat d’une telle opération de compensation. Nous supposons ici que les ménages souhaitent garder un supplément de 10 unités monétaires sous la forme de billets de banque, tout en gardant 90 unités sous la forme de dépôts. Nous supposons également qu’il y a une exigence de réserve obligatoire de 10% sur les dépôts auprès des banques commerciales. Une fois que les ménages ont retiré 10 unités dans les guichets automatiques, avec la banque centrale fournissant les liquidités nécessaires pour être remplacées, les banques commerciales ont toujours 90 unités de réserves et, partant, 81 unités de réserves excédentaires, qui seront éliminées dans le cas présent par les opérations d’open market, les banques commerciales décidant d’acquérir 81 unités de bons du Trésor qui leur fournissent un revenu sous forme d’intérêt, plutôt que de conserver des réserves qui ne fournissent pas de revenu ou un revenu qui serait sans doute inférieur à celui offert par les bons du Trésor. (15)

Tableau 1: Le point de vue néo-chartaliste sur le déficit budgétaire de l’Etat

Banque centrale Banques commerciales
Actif Passif Actif Passif
Bons du Trésor +100 Dépôts du gouvernement +100
Bons du Trésor +100 Les dépôts des banques +100 Réserves +100 Dépôts des ménages +100
Bons du Trésor +19 Dépôts des banques +9 Billets +10 Réserves +9 Bons du Trésor +81 Dépôts des ménages +90

Le résultat surprenant d’un tel processus de déficit budgétaire de l’Etat est que à moins que la banque centrale ne s’engage dans des opérations de compensation, le déficit public permettra de faire baisser les taux d’intérêt au jour le jour, ou comme Mosler (1994, p. 12) le dit, «le déficit budgétaire … fera chuter le taux de financement de la Fed ». Je dois avouer qu’en lisant ça en 1995, quand Pavlina Tcherneva, qui était alors l’assistante de Mosler, m’a envoyé son article de 1994, je pensais que Mosler, en dépit de son utilisation de la comptabilité en partie double, était un autre de ces excentriques de la monnaie dont parle Keynes dans la Théorie générale. Nous sommes tellement habitués à l’approche des fonds prêtables et au cadre IS / LM, où une augmentation des dépenses publiques tend à faire monter les taux d’intérêt, qu’il est difficile de s’en défaire. Cependant, une bonne compréhension du système de paiement révèle qu’il ne peut pas en être autrement. Lorsque le gouvernement paie pour ses dépenses par le biais de son compte à la banque centrale, les soldes de règlement (réserves) sont ajoutés au système de compensation. Cela tend à réduire le taux au jour le jour, puisque les banques se retrouvent avec des excès de réserves qu’aucune autre banque ne souhaite emprunter. Maintenir le taux au niveau visé nécessite une intervention défensive de la banque centrale.(16)

Il est intéressant de noter que Joan Robinson a fait la même remarque il y a plusieurs années, de sorte que Robinson pourrait être considérée comme un précurseur de la théorie monétaire moderne (17) Elle a écrit : «Un déficit budgétaire financé en empruntant à la Banque centrale a des effets similaires à l’exploitation aurifère…. Car la Banque centrale, en prêtant au gouvernement, augmente le ‘cash’ des banques, comme elle le fait en achetant des titres ou de l’or …. L’augmentation de la quantité de monnaie, qui se déroule de façon cumulative tant que le déficit se poursuit, aura tendance à produire une baisse du taux d’intérêt » (Robinson, 1937, p. 88). De même, Godley et Cripps (1983, p. 158) étaient très conscients de la relation entre le gouvernement, la banque centrale et les réserves: « La banque centrale doit financer les activités du gouvernement, mais cela en soi ne pose aucun problème. Les chèques du gouvernement sont universellement acceptés. Une fois déposés dans les banques peuvent immédiatement se débarrasser des réserves excédentaires en achetant des obligations » (Godley et Cripps, 1983, p 158.).

Naturellement, si le gouvernement lève des impôts, on obtiendra l’effet inverse. Tandis que les impôts sont perçus et le produit versé sur le compte de l’Etat à la banque centrale, le montant total des soldes de règlement détenus par les banques devient négatif et, de ce fait, les banques commerciales perdent des réserves, entraînant une hausse du taux d’intérêt au jour le jour (18). Il devient donc plus facile de comprendre l’affirmation de Bell, déjà mentionnée, que «les impôts peuvent être considérée comme un moyen de créer et de maintenir une demande pour l’argent du gouvernement, tandis que les titres…. sont un outil qui permet de maintenir positif les taux créditeurs au jour le jour. » (Bell, 2000, p. 613-4). A condition d’accepter les enseignements du tableau 1, nous pouvons convenir que le gouvernement peut d’abord financer ses dépenses en vendant des titres à sa banque centrale. Les impôts sont levés pour freiner la demande globale, tandis que les titres publics sont vendus au secteur privé pour empêcher les taux au jour le jour de s’effondrer. Mais tandis que nous pouvons certainement tous tomber d’accord sur les conséquences d’une telle configuration à l’intérieur du système de compensation et de règlement, devons nous conclure que les impôts et les émissions de titre ne financent pas les dépenses publiques? Une telle affirmation est-elle utile pour comprendre le processus de financement? En particulier, il est clair que pour que le gouvernement puisse procéder à ses dépenses, les titres doivent être vendus à quelqu’un, ne serait-ce qu’à la banque centrale. En outre, peut-on encore faire les mêmes affirmations si les banques centrales ne peuvent pas acheter directement des titres d’État? Cette question sera traitée dans la section suivante.

L’enseignement le plus intéressant que l’on peut tirer du tableau 1 est que l’Etat d’une nation « souveraine », signifiant ici une nation où l’Etat peut vendre ses titres à sa banque centrale, peut toujours financer ses dépenses ou refinancer sa dette en empruntant auprès de sa banque centrale. Si les banques ne veulent pas détenir des titres publics, cela signifie qu’elles préfèrent détenir des réserves à taux zéro au lieu d’actifs générant le paiement d’intérêts. Dans les pays où les réserves génèrent le paiement d’intérêts, généralement proches du taux d’intérêt payé sur les bons du Trésor à court terme, alors il est évident qu’il importe peu que la dette soit détenue sous forme de réserves ou sous forme de bons du Trésor (les agents peuvent ne pas souhaiter détenir d’obligations à long terme, en raison de risque plus élevé de perte en capital). Le défaut est pratiquement impossible, et c’est ce qui explique pourquoi les taux d’intérêt sur les titres d’État aux États-Unis et au Japon sont si bas, en dépit de leur énorme dette publique. En effet, au moment où ces lignes sont écrites, peu de temps après le déclassement par Standard and Poor de la dette du gouvernement américain le 6 août 2011, de AAA à AA +, les rendements des obligations à 10 ans du gouvernement des États-Unis sont en réalité tombés à 2%, alors que ces rendements étaient autour de 3,3% quelques mois avant le déclassement. Dans le cas du Japon, que Standard & Poor avait rétrogradé à AA-le 27 janvier 2011, le rendement des obligations à 10 ans japonaises était à 1%, malgré une dette publique par rapport au PIB supérieure à 200%. De toute évidence, les marchés sont convaincus que le Japon a la capacité et la possibilité d’effectuer des paiements d’intérêt sur tout montant de dette publique que son gouvernement peut accumuler.

Ce n’est cependant pas le cas pour plusieurs pays de la zone euro. Dans le même temps, en août 2011, malgré les ratios d’endettement inférieurs de certains des pays européens, les rendements des obligations à 10 ans en Grèce, au Portugal en Irlande, ont varié entre 10 et 15%, et ils étaient entre 3,1 et 5,2% pour l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la France. Dans le cas du Canada, avec certes un ratio d’endettement inférieur, ces mêmes rendements ont été de 2,4%. Quelle différence y a-t-il entre le Canada, les États-Unis et le Japon d’une part, et les pays européens au sein de la zone euro de l’autre? C’est une question pour la partie qui suit.

Variations sur le thème principal du néo-chartalisme

Jusqu’ici nous avons supposé que la banque centrale pouvait librement acheter des titres publics sur le marché primaire, ou bien était autorisée à faire des avances directes à l’Etat. Mais si ce n’est pas le cas? Dans un article précédent (Lavoie 2003), je soutenais que l’on doit aussi envisager une description alternative « post-chartiste », selon laquelle l’Etat entamerait le processus de dépenses en émettant des titres qui seraient vendus aux enchères au secteur privé. Le Tableau 2 reprend les trois mêmes étapes que nous avons observées dans le tableau 1, mais à partir cette fois-ci de la vente de titres publics aux banques commerciales (19).

Tableau 2: Le point de vue post-chartaliste sur le déficit budgétaire de l’Etat

Banque centrale Banques commerciales
Actif Passif Actif Passif
Bons du Trésor +100 Dépôts du gouvernement +100
Bons du Trésor +100 Dépôts des ménages +100
Bons du Trésor +19 Dépôts des banques +9 Billets +10 Réserves +9 Bons du Trésor +81 Dépôts des ménages +90

Alors que la première étape ne concerne que la vente de titres, comme c’était le cas dans le tableau 1, dans la deuxième étape, je suppose à nouveau que le gouvernement paie ses fonctionnaires. Les soldes des administrations publiques dans les banques commerciales sont alors ramenés à zéro, tandis que ceux des ménages augmentent de 100, comme indiqué dans la deuxième ligne. On peut encore supposer, comme dans le tableau 1, que les ménages souhaitent transformer 10 unités de leurs dépôts sous forme de billets de banque, et que les banques sont soumises à un taux de réserve obligatoire de 10% sur les dépôts. Pour acquérir les 19 unités requises de monnaie banque centrale, les banques ont besoin de vendre 19 unités de bons du Trésor à la banque centrale. Cette dernière doit s’exécuter, puisque la banque centrale fournit toutes les espèces à la demande et doit retirer les réserves excédentaires pour atteindre son objectif de taux au jour le jour. Le résultat final de ce processus, illustré dans la troisième ligne, n’est pas différent de celui observé dans le tableau 1. Les banques commerciales détiennent 81 unités de bons du Trésor et la banque centrale détient 19 unités de bons du Trésor, qui correspondent à l’augmentation de la demande de monnaie banque centrale.

Bien que le résultat final de ces deux processus illustrés par les tableaux 1 et 2 soient identiques, si tout va bien (!), les processus en tant que tels sont différents. Quelle est description la plus plausible ? Voici ce que j’écrivais il y a près de dix ans.

« Chaque explication peut correspondre au mieux aux mécanismes institutionnels existants. En Europe, avec la nouvelle Banque Centrale Européenne, les Etats ne peuvent tout simplement vendre aucun de leurs titres nouvellement émis à leur banque centrale nationale ou à la Banque Centrale Européenne. Ils doivent vendre leurs obligations ou titres à des banques privées. Des règles similaires s’appliquent aux États-Unis. « La loi interdit à la Réserve fédérale d’ajouter à sa position nette par des achats directs de titres du Trésor – c’est-à-dire que la Réserve fédérale n’a pas le pouvoir de prêter directement au Trésor. En conséquence, l’acquisition faite par le Desk aux enchères du Trésor peut égaler tout au plus les participations qui arrivent a échéance»(Akhtar, 1997, p. 37). Ainsi, au moins en Europe ou aux États-Unis, le point de vue post-chartaliste peut sembler le mieux adapté à cette question » (Lavoie 2003, p. 528).

Les néo-chartalistes prennent généralement les Etats-Unis ou le Japon, comme exemple typique d’une nation dotée d’une monnaie souveraine. Cependant, même les Etats-Unis peuvent ne pas être un parfait exemple d’une nation dotée d’une monnaie souveraine. Les Etats-Unis ont deux limites auto-imposées. Premièrement, la Fed peut seulement «acheter directement et conserver un supplément d’environ 3 milliards de dollars d’obligations du Gouvernement pour chaque période déterminée…» (20). Cela signifie, comme l’a souligné Akhtar dans la citation donnée ci-dessus, que la Fed peut essentiellement acheter de la dette fédérale sur les marchés secondaires, et non pas sur le marché primaire. Ainsi, il semblerait que le tableau 2, le point de vue post-chartaliste, soit une meilleure interprétation du cas américain. Deuxièmement, comme la plupart des gens en ont pris conscience maintenant depuis la crise du plafond de la dette de juillet 2011, il y a une limite, fixée par le Congrès, au montant total de la dette qui peut être pris en charge par le gouvernement des États-Unis. Ce plafond doit être augmenté périodiquement, et il générera très probablement une nouvelle crise en 2013 ou plus tard. Ces limitations sont reconnues par Bell et Wray (2002-03, p. 270), qui écrivent que «la plupart des pays ont opté pour des contraintes auto-imposées. Cela inclut à la fois les dispositions « anti-découvert » pour le Trésor ainsi que la législation sur le « plafond de la dette » »

Malgré cela, Bell et Wray (2002-03, p. 266) se sont cramponnés à l’idée que le tableau 1 est la meilleure représentation du cas américain, et ont critiqué ceux qui ont soulevé la question de ces contraintes auto­imposées, mettant en avant l’opinion que la consolidation de la Fed et du gouvernement permet de faire abstraction de ces restrictions: «les post-keynésiens comme Lavoie (2002) et Van Lear (2002-03) sont induits en erreur par des interdictions formelles sur le Trésor. Oui, il est interdit au Trésor de physiquement « imprimer de la monnaie » et de vendre des obligations directement à la Fed …. Nous préférons consolider la Fed et le Trésor, et laisser de côté les menus détails de la coordination entre les deux « (21).

Les néo-chartalistes ont cependant mis de l’eau dans leur vin, comme disent les Français, admettant maintenant que les choses ne sont pas aussi tranchées qu’ils l’avaient imaginé au début, comme on peut le constater à travers les deux commentaires récemment postés sur des blogs par des chefs de file néo-chartalistes, rapportés ci-dessous. Le premier commentaire reconnaît qu’il n’y a aucune nécessité logique à faire valoir que les dépenses du gouvernement doivent se produire avant que les impôts ne soient perçus: «J’ai toujours résisté à la tendance de beaucoup du côté de la MMT de faire valoir que le Trésor vend ex post des obligations, afin de drainer l’excès de réserves …. Ma position a toujours été plus nuancée. Le Trésor coordonne ses opérations (dépenses, impôts et vente d’obligations) afin de minimiser les perturbations dans le système bancaire privé. En l’absence de coordination, les banques verraient constamment d’importantes fluctuations dans leurs réserves, et ce serait perturbateur. En substance, cela forcerait la Fed à intervenir sur une échelle beaucoup plus grande » (Kelton 2010). Le deuxième commentaire reconnaît que le gouvernement des États-Unis peut avoir besoin d’emprunter auprès du secteur privé avant de pouvoir dépenser. Donc, il n’est plus si évident que les impôts et les émissions obligataires ne financent pas les dépenses publiques! « La solution la plus facile serait de les vendre [les obligations] directement à la Fed, qui créditerait les dépôts à vue du Trésor à la Fed …. Mais les procédures actuelles interdisent à la Fed d’acheter des bons du Trésor du Trésor …; à la place elle doit acheter des bons du Trésor de tout le monde , sauf du Trésor. C’est une interdiction surprenante à imposer à un émetteur souverain de monnaie …. On croit que cela empêche la Fed de simplement « imprimer de la monnaie » pour « financer » des déficits budgétaires si importants qu’ils peuvent provoquer une inflation élevée »[Wray 2011C).

Ce qui semble vraiment se passer aux Etats-Unis est ainsi illustré par le tableau 3 ci-dessous, qui reproduit en comptabilité en partie double, la séquence la plus récemment décrite par Wray dans le même blog: « Donc, à la place, le Trésor vend des bons du Trésor aux banques privées, qui créent des dépôts pour le Trésor qu’il peut ensuite transférer sur son compte à la Fed. Et ensuite  » Helicopter Ben » achète les bons du Trésor aux banques privées …. La Fed se retrouve avec des bons du Trésor, et le Trésor se retrouve avec des dépôts à vue sur son compte à la Fed – qui est ce qu’il voulait dès le départ, mais qu’on lui interdit de faire directement » (Wray 2011C). Dans la première étape, comme dans le tableau 2, l’Etat vend ses titres auprès des banques commerciales. Dans la deuxième étape, les dépôts de l’Etat sont transférés des banques commerciales à la banque centrale, créant ainsi une position de réserve négative pour les banques. La banque centrale prend alors des mesures compensatoires défensives, rachetant les bons du Trésor sur les marchés secondaires, éliminant ainsi les découverts dans les réserves des banques à la Fed.

Tableau 3: Le point de vue néo-chartaliste modifié sur le déficit budgétaire de l’Etat

Banque centrale Banques commerciales
Actif Passif actif Passif
Bons du Trésor +100 Dépôts du gouvernement +100
Dépôts du gouvernement +100 Dépôts des banques -100 Bons du Trésor +100 Réserves – 100 Dépôts du gouvernement 0
Bons du Trésor +100 Dépôts du gouvernement +100 Bons du Trésor 0 Réserves 0 Dépôts du gouvernement 0
Bons du Trésor +100 Dépôts des banques +100 Réserves +100 Dépôts des ménages +100
Bons du Trésor +19 Dépôts des banques +9 Billets +10 Réserves +9 Bons du Trésor +81 Dépôts des ménages +90

Mais les choses ne s’arrêtent pas là. L’Etat a émis des titres car il s’attendait à créer du déficit budgétaire. Il y a donc une quatrième et une cinquième étapes, qui sont de fait identiques aux deuxièmes et troisièmes étapes décrites dans le tableau 1. En reprenant encore Wray (2011C) «le Trésor signe les chèques et effectue ses paiements. Les dépôts sont crédités sur les comptes des banques privées, qui sont simultanément créditées avec des réserves par la Fed …. Cela tend à pousser le taux de financement de la Fed sous la cible de la Fed, déclenchant une vente sur l’open market de bons du Trésor afin de drainer les réserves excédentaires. Les titres sortent du bilan de la Fed et vont vers le secteur bancaire ». Ceci est présenté dans les quatrième et cinquième lignes du tableau 3. La Fed gardera quelques-uns des bons du Trésor s’il y a une demande supplémentaire de réserves ou de billets de banque, comme supposé précédemment.

Le but de l’ensemble de l’exercice est de montrer qu’il n’y a pas de raison d’affirmer de manière contre-intuitive que les titres et les impôts ne financent pas les dépenses d’un Etat avec une monnaie souveraine. Même dans le cas du gouvernement fédéral américain, les titres doivent être émis lorsque le gouvernement crée du déficit budgétaire, et ces titres doivent être initialement achetés par le secteur financier privé. Il me semble que l’argument de la consolidation – consolidation de la banque centrale avec le gouvernement – ne peut pas ne pas aller à l’encontre du fait que le gouvernement américain a besoin d’emprunter auprès du secteur privé dans le cadre des règles existantes. Par conséquent, si même les Etats-Unis ne font pas vraiment l’affaire, on peut se demander s’il existe un pays quelconque qui corresponde aux restrictions du néo-chartalisme.(22)

Ironie du sort, il y a un autre pays qui correspond d’avantage à la description néo-chartaliste du tableau 1. Le Canada semble assez proche de la définition d’un pays avec une monnaie souveraine, mais «Le Canada est unique parmi les pays souverains étudiés en ce que la Banque centrale peut participer aux enchères sans restriction et non pas comme un complément … La Banque du Canada a participé à hauteur de 15 pour cent aux enchères d’obligations nominales et jusqu’à 25 pour cent des enchères de bons du Trésor. Au cours de la période d’évaluation, la Banque du Canada a constamment participé à 10 pour cent de toutes les enchères à 2 ans et à 15 pour cent de toutes les enchères à 5 ans. Dans les catégories à 10 ans et à 30 ans le montant minimum acheté par la Banque du Canada est passé de 10 à 15 pour cent en Janvier 2008 » (ministère des Finances du Canada 2011). En outre, afin de conserver leur statut, les spécialistes en valeur du Trésor canadiens doivent acheter tout ce qui est émis sur le marché primaire, au moins à un prix à peine inférieur à de celui des marchés secondaires (23). On pourrait donc dire que le Canada a le plus haut degré de souveraineté monétaire, puisque sa banque centrale n’est pas entravée par la réglementation, sa dette publique est émise en dollars canadiens, et son régime de taux de change est de type flottant pur (la banque centrale n’est pas intervenue sur les marchés des changes depuis la fin des années 1990) (24)

Quoi qu’il en soit, indépendamment des règles institutionnelles précises qui existent dans des pays comme le Canada ou les États-Unis, il semble clair que dans ces pays, il est possible pour la banque centrale de fixer les taux d’intérêt et même les taux à long terme sur les titres d’État. Cela peut être fait en annonçant l’objectif à long terme de taux d’intérêt et en annonçant l’achat potentiel de quantités illimitées, « c’est-à-dire que si la Fed souhaitait une baisse des taux des bons du Trésor, elle ne pouvait être sûr d’y parvenir qu’en annonçant le nouveau taux souhaité et en se tenant prêt à acheter toutes les titres offerts au prix correspondant »(Fullwiler et Wray 2010, p. 9). Pour ceux qui objectent que cela reviendrait à augmenter le montant des réserves des banques et à produire de l’inflation, la réponse est que dans un système de corridor où le taux d’intérêt cible est le taux plancher (le taux payé sur les dépôts à la banque centrale), la taille des réserves des banques importe peu, comme cela a maintenant été démontré pendant la crise financière des subprimes (Lavoie 2010) (25)

Neo-chartalisme et zone euro

En revanche, les pays de la zone Euro avec leur Banque centrale européenne (BCE) et leurs ensembles de banques centrales nationales (l’Eurosystème) ont un degré assez faible de souveraineté monétaire, pour autant qu’ils en aient. Diverses règles, que l’on trouve dans les directives et les procédures de la Banque centrale européenne (BCE 2011), et qui remontent aussi loin que le Traité de Maastricht de 1992, entravent le fonctionnement de la BCE et des banques centrales nationales. Elles ne peuvent pas faire d’avances aux Etats et ne peuvent pas acheter des titres publics sur les marchés primaires. (26) Les opérations principales de refinancement (création de liquidité) de la BCE et des banques centrales nationales ont lieu sous la forme d’opérations de cession temporaire (pensions), ou plus simplement sous la forme d’emprunts garantis par nantissement. Les opérations fermes sur les marchés secondaires (que les économistes anglo-saxons appellent opérations d’open market) sont considérées comme contraire aux règles et exceptionnelles. (27) Il a été en outre convenu que la BCE et les banques centrales nationales ne mèneraient pas d’opérations d’open market, et par conséquent n’achèteraient pas de titres publics sur les marchés secondaires, pour aider les pays de la zone qui auraient des difficultés à assurer le service de leurs dettes ou à financer leurs déficits. Enfin, bien que les autorités monétaires européennes soient autorisées à prendre des titres de l’Etat en garantie lors de la fourniture de liquidité aux banques, cela ne peut être fait que si cette dette est très bien notée. Avec ces restrictions et pratiques auto-imposées, la BCE et l’Eurosystème sont un système de découvert pur -un système où la banque centrale ne fournit que des avances aux banques commerciales, ne détenant pas de titres d’État quels qu’ils soient. En effet, durant les dix premières années suivant la création de la zone euro, les détentions fermes de dette publique par les banques centrales de l’Euro ont été égales à zéro.

À leur crédit, il faut dire que plusieurs néo-chartalistes et leurs partisans ont dès le début annoncé que la zone euro, telle que construite et décrite ci-dessus, était une expérimentation institutionnelle très hasardeuse (Wray 1998, p. 92). Cela est dû au fait que la dette souveraine des pays de la zone euro n’était dorénavant plus sans risque de défaut, transformant des nations en l’équivalent de gouvernements locaux. Godley (1992) a déploré dès le début l’absence d’une puissante autorité fiscale fédérale, mais a également soutenu que l’incapacité des pays à recevoir des avances de leur banque centrale au sein de l’Union européenne à monnaie unique équivalait à revenir à l’état de gouvernement local, sans indépendance nationale (28). Bell (2003) a expliqué cela avec force détail, ajoutant que les arrangements monétaires de la zone euro étaient totalement incompatibles avec la finance fonctionnelle et qu’ils mettraient les pays membres à la merci des marchés financiers, les forçant à adopter des mesures d’austérité chaque fois que leur situation financière ne correspondrait pas aux désirs des opérateurs financiers, un point également soulevé précédemment par Parguez (1999). Plus récemment, Kelton et Wray (2009) ont argumenté que le coût à la hausse des couvertures de défaillances (CDS) sur la dette souveraine de la zone euro était justifié, puisque ces pays n’avaient plus d’outils monétaires pour éviter le défaut si des peurs auto-réalisatrices conduisaient à une hausse des rendements obligataires, car la BCE n’interviendrait pas pour acheter des titres publics. Le titre de leur article -L’Euroland peut-il survivre? – était particulièrement bien vu, à un moment où les marchés étaient quelque peu inquiets, mais encore calmes, puisque le document a été rédigé avant l’explosion des rendements obligataires grecs et irlandais qui ont eu lieu au début de 2010.

Je dois avouer que pendant longtemps j’ai été plutôt sceptique devant tous ces arguments, croyant que les politiciens européens et les banquiers centraux abandonneraient leur dogme et modifieraient les règles lorsque les événements les forceraient à se rendre compte de leurs erreurs, un peu comme ce qui s’est passé à l’échelle mondiale fin 2008 et début 2009, lorsque, confrontés à des taux de croissance négatifs, tous les gouvernements ont décidé de se lancer dans un programme de relance keynésienne, bien qu’ils aient juré leur attachement à des politiques budgétaires saines. Dans la crise qui a suivi, les banquiers centraux européens ont finalement aussi changé leur fusil d’épaule d’une certaine manière mais toujours trop tard, lorsque les rendements obligataires avaient déjà atteint des niveaux catastrophiques. En effet, la BCE a été contrainte de transgresser ses propres directives, quand elle a annoncé le 10 mai 2010 qu’elle procéderait à l’achat des obligations grecques sur les marchés secondaires pour arrêter la hausse des rendements obligataires. La BCE déclara alors que des circonstances exceptionnelles sur les marchés financiers entravaient le mécanisme de transmission de la politique monétaire, mettant en péril la politique de stabilité des prix (!), et, par conséquent requérait un programme temporaire sur le marché des titres impliquant des interventions fermes sur les marchés secondaires. Des mesures similaires durent ensuite être prises pour les obligations portugaises et irlandaises. L’inanité des règles de la BCE fut exposée de nouveau lorsque le 8 août 2011, elle annonça qu’elle allait également procéder à des achats d’obligations espagnoles et italiennes, là encore pour éviter la hausse des rendements. En outre, la BCE a dû modifier ses critères d’éligibilité. La notation requise pour les pensions livrées ou le crédit garanti par nantissement était à l’origine d’A- . Elle a été réduite à BBB- en octobre 2008, avec l’avènement de la crise financière des subprimes. Les exigences de notation de crédit ont ensuite été totalement suspendues pour les titres émis par le gouvernement grec en mai 2010. Le même changement a été fait alors en mars et juillet 2011 pour les titres émis respectivement par les gouvernements irlandais et portugais, à nouveau sur la base de « circonstances exceptionnelles » prévalant sur les marchés financiers. Les exigences de notation ont dû être abandonnées, faute de quoi les banques des pays concernés seraient devenus illiquides, et auraient eu soit à procéder à la liquidation d’actifs ou à faire défaut au moment du règlement, mettant ainsi en péril la totalité du système de paiement de la zone euro. Les événements actuels ont certainement justifié les craintes des néo-chartalistes et de leurs partisans.

Quelle est la configuration la zone euro? Ceci peut être illustré par le tableau 4, en supposant à nouveau que le gouvernement souhaite créer un déficit budgétaire de 100 unités monétaires, avec les ménages conservant 10 de leur encaisse monétaire supplémentaire sous forme de billets de banque, et avec les banques étant soumises à un taux de réserves obligatoires de 10%. En supposant que chaque banque centrale nationale est l’agent financier du gouvernement, les deux premières lignes du tableau 4 sont identiques à celles du tableau 3, puisque les fonds obtenus lors de la vente des titres sont reversés sur le compte du gouvernement à la banque centrale. (29) Dans la troisième ligne, le gouvernement crée un déficit budgétaire, les ménages acquièrent des billets de banque, et la banque centrale répond à la demande pour les réserves et les billets. La troisième ligne montre que les banques commerciales ont un besoin systémique d’emprunter auprès de leur banque centrale nationale, car les banques centrales n’achètent normalement pas de titres publics que ce soit sur le marché primaire ou secondaire. (30) La dernière ligne du tableau 4 montre que les banques commerciales ont besoin d’emprunter les réserves qu’elles détiennent à la banque centrale et les billets demandés par leurs clients. Cela signifie, contrairement à la représentation néo-chartaliste illustrée par le tableau 1, que le déficit budgétaire de l’Etat aura tendance à augmenter les taux d’intérêt au jour le jour, à moins que les banques centrales ne procèdent à des opérations d’apport de liquidité. Une fois de plus, il doit être souligné que cette caractéristique du système de la zone euro n’est en aucune façon préjudiciable à la théorie néo-chartaliste puisque les néo-chartalistes ont toujours indiqué clairement que la zone euro n’a pas respecté les critères d’une monnaie souveraine.

Tableau 4: Le déficit budgétaire de l’Etat dans le cas de la zone euro

Banque centrale nationale Banques commerciales
Actif Passif Actif Passif
Bons du Trésor +100 Dépôts du gouvernement +100
Dépôts du gouvernement+100Dépôts des Banques -100 Bons du Trésor 100 Réserves -100 dépôts des ménages 0
Avances aux banques commerciales +19 Dépôts des banques +9 Billets +10 Réserves +9 Bons du Trésor +100 Dépôts des ménages+90Avances de la banquecentrale +19

Nous savons qu’en général la Banque centrale européenne et ses banques centrales nationales fourniront de la monnaie banque centrale sur demande. Le problème dans la zone euro n’est pas que la monnaie est exogène. La monnaie y est clairement endogène (31) Le problème est entièrement lié aux règles qui interdisent ou qui découragent fortement la BCE et les banques centrales nationales de la zone euro d’acheter des titres publics sur les marchés primaire ou secondaire. Comme cela a été montré à l’aide de simulations dans Godley et Lavoie (2007B), les taux de rendement des titres émis par les différents gouvernements de la zone euro sont susceptibles de diverger, sauf si la BCE accepte de se défaire des titres pour lesquels il existe une forte demande nette sur les marchés privés et accepte d’acheter des titres pour lesquels il existe un manque relatif de demande sur les marchés privés. En d’autres termes, la BCE doit agir en tant qu’acheteur ou vendeur résiduel des titres publics de la zone euro, sinon les gouvernements la zone euro sont à la merci des caprices des marchés financiers. Le problème ne se pose pas dans les opérations du système de compensation et de règlement – le système TARGET2 mis en place. Ce système a été bien conçu.

Cela peut être confirmé par l’analyse de la fuite des capitaux hors des pays du Sud vers les pays du Nord de la zone euro qui a été constatée avec l’avènement de la crise financière mondiale. Cette fuite de capitaux est générée par les craintes de défaut sur la dette souveraine des pays du Sud, et donc par la crainte que les banques commerciales de ces États du Sud ne doivent subir de lourdes pertes en capital et soient donc susceptibles de faire défaut à leur tour (32). De plus, certains détenteurs de dépôts essayent de transférer leurs soldes des banques du Sud de la zone euro vers celles du Nord. Il s’avère également que plusieurs pays du Sud actuellement sous la pression des spéculateurs doivent faire face à un solde de compte courant négatif à l’intérieur de la zone euro. Normalement, de tels déséquilibres seraient absorbés par les banques du Nord accordant des prêts aux banques du Sud de la zone euro, et ceci se ferait sans heurts aussi longtemps que les banques emprunteuses resteraient solvables. En effet, la position extérieure nette à court terme des banques agissait comme le principal facteur de compensation de la balance des paiements au sein de la zone euro. Ce qui se passe actuellement c’est que les banques du Nord refusent de prêter aux banques du Sud par le biais du marché au jour le jour ou d’autres marchés de gros à plus long terme. Pourtant, le système de compensation et de règlement continue de fonctionner. Comment cela est-ce possible ?

Supposons qu’une entreprise italienne importe des biens d’Allemagne et effectue son paiement par l’intermédiaire de sa banque italienne, disons la Banca Nazionale de Lavoro (BNL). Le paiement passe par TARGET2, et finit comme un crédit sur le compte de la société allemande d’exportation à sa banque allemande, disons la Deutsche Bank (DB). A ce stade, la banque italienne est en situation débitrice à la Banque d’Italie, tandis que la banque allemande est en situation créditrice à la Bundesbank. En outre, la Bundesbank débite le compte de la Banque d’Italie. Tout cela se passe en douceur puisque les banques centrales nationales de la zone euro fournissent les unes aux autres des lignes de crédit illimitées et ne nécessitant pas d’être adossées à des actifs. Tous ces comptes de débit et de crédit sont enregistrés sur la première ligne du tableau 5. (33) Toutefois, à la fin de la journée, les banques centrales nationales doivent aussi équilibrer leurs comptes les unes avec les autres. Tous les débits et les crédits sont consolidés dans les livres de la BCE, où chaque banque centrale nationale acquiert alors une position nette vis-à-vis du reste du Système européen de banques centrales (SEBC). Ceci est illustré sur la deuxième ligne du tableau 5. En outre, très probablement, la Deutsche Bank va utiliser son solde de compensation positif (ou réserves) afin de réduire sa position de découvert vis-à-vis de la Bundesbank (34).

Il convient de noter qu’il n’y a pas de limite à la position débitrice dans laquelle une banque centrale nationale peut se retrouver dans les livres de la BCE, c’est-à-dire que ses dettes vis-à-vis du reste de l’Eurosystème ne sont pas limitées. «Ces dettes peuvent être reconduites indéfiniment puisqu’il n’y a pas de délai prescrit pour le règlement des déséquilibres» (Garber 2010, p. 2). En outre, les banques centrales nationales débitrices sont facturées au taux officiel principal, qui est aussi le taux obtenu par celles qui ont des créances sur l’Eurosystème. Ainsi, ces déséquilibres peuvent durer éternellement, car, si nous revenons à notre exemple, la BNL recevrait des avances de la Banque d’Italie à 1,5% (si c’est le taux principal de refinancement), tandis que la Banque d’Italie accumulerait des dettes au sein de l’Eurosystème au même rythme, également facturées à un taux d’intérêt de 1,5%. Ainsi, si il y a un certain manque de confiance dans le système, on devrait observer une augmentation de la taille des bilans des banques centrales des pays soupçonnés, ainsi qu’une augmentation de la taille du bilan de la BCE.

Tableau 5: système de compensation et de règlement en eurozone, sans marchés au jour le jour actifs

Banca Nazionale del Lavoro (BNL) Banque d’Italie (BI) Deutsche Bank (DB) Bundesbank (BB) BCE
Actif      Passif Actif       Passif Actif           Passif Actif              Passif Actif           Passif
Dépôt Importateur -10Avance de BI + 10 Avance à BNL +10 Avance de BB +10 Réserves à BB +10 Dépôtexportateur+10 Avance à BI +10 Dépôt de DB +10
Dépôt importateur -10Avance de BI +10 Avance à BNL +10 Du àl’Eurosystème+10 Dépôt exportateur +10Avance de BB -10 Créances surl’Eurosystème+ 10Avance à DB -10 Position débitrice de BI +10 Position créditrice de BB +10

En effet, et nous voyons ici une façon de retrouver une certaine souveraineté monétaire sans briser la réticence de la BCE à acheter de la dette souveraine, un gouvernement qui est sous la pression de marchés financiers internationaux, ayant des difficultés à obtenir le refinancement de ses titres par les institutions financières étrangères, pourrait demander à ses banques commerciales domestiques détenues par le secteur public d’acquérir les obligations nouvellement émises au prix de son choix (ou si il n’existe plus de tels établissements, il pourrait nationaliser certaines banques privées et imposer les mêmes directives). Le produit de ces ventes, initialement détenus sous forme de dépôts à la banque domestique, pourrait être utilisé pour racheter les titres que les banques étrangères refusent de renouveler. À la fin de ce processus, en supposant que l’Italie soit le pays sous pression financière, comme ce fut le cas pendant l’été 2011, les tableaux de la comptabilité en partie double ressembleraient beaucoup à la dernière ligne du tableau 5. La Banque d’Italie fournirait une avance à la BNL avec la dette publique en garantie ; et la Banque d’Italie augmenterait ses dettes envers l’Eurosystème. Tant que le rendement des titres est plus élevé que le taux officiel principal, c’est une opération rentable pour les banques nationales (à moins que le gouvernement ne fasse défaut). Mais bien sûr, comme le diraient les néo-chartalistes, ce serait beaucoup plus simple si la BCE et les banques centrales nationales pouvaient acheter de la dette souveraine régulièrement ou au moins chaque fois que leurs rendements s’emballeraient.(35)

Conclusion

Le néo-chartalisme, ou théorie monétaire moderne, a gagné en importance sur Internet, et a attiré l’attention de plusieurs non-économistes passionnés par les questions monétaires. Mais il y a aussi beaucoup de résistance aux idées défendues par les néo-chartalistes, même parmi les auteurs hétérodoxes, puisque certaines des revendications des néo-chartalistes semble plutôt contre-intuitives et que ces revendications ont parfois été défendues avec une vigueur bien peu académique. La résistance aux idées de la théorie monétaire moderne n’est pas vraiment surprenante, car, outre sa nouveauté, la théorie moderne monétaire est compatible avec la version horizontaliste de l’économie monétaire post-keynésienne, qui a également rencontré une certaine résistance de la part des autres auteurs hétérodoxes.

Cet article s’est focalisé sur le lien entre le système de compensation et de règlement et les besoins de financement des dépenses publiques. Je n’ai pas essayé d’aller au-delà. Le principal message que je souhaite faire passer est que l’analyse néo-chartaliste est essentiellement correcte. En particulier, on peut affirmer que le cadre de la théorie monétaire moderne a été validé par son analyse des principaux défauts de la mise en place de la zone euro, bien avant que ces défauts ne deviennent évidents pour la plupart d’entre nous alors que la zone euro entrait dans une crise faite maison en 2010. Encore une fois, le principal défaut du système de l’euro, tel que je le vois, c’est que l’Eurosystème est un système de découvert pur, la BCE étant empêchée (principalement par les usages, non pas tant par les règles) d’acheter et de vendre des titres publics comme elle le juge opportun, contrairement à ce qui se passe au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, au Canada ou au Japon. (36)

Cependant, à mon avis, le néo-chartalisme transporte une certaine quantité d’excédent de bagages, dont il doit se débarrasser. En essayant de convaincre les économistes et le public qu’il n’y a pas de contraintes financières aux politiques budgétaires expansionnistes, en dehors de contraintes artificielles érigées par les politiciens ou les bureaucrates qui croient dans les théories générales et dans les principes de la finance saine, les néo-chartalistes finissent par utiliser des arguments qui deviennent contre-productifs. Il n’y a rien ou très peu à gagner à soutenir que le gouvernement peut dépenser simplement en créditant un compte bancaire; que les dépenses publiques doivent précéder le recouvrement des impôts, que la création de monnaie centrale nécessite des déficits publics de long terme, que les avances de la banque centrale peuvent être assimilées à une dépense du gouvernement, ou que les impôts et les émissions de titres ne financent pas les dépenses de l’Etat. Toutes ces affirmations contre-intuitives sont basées principalement sur une logique qui repose sur la consolidation des activités financières de l’Etat avec les opérations de la banque centrale, ce qui modifie la terminologie standard. Je crois qu’une telle consolidation conduit à passer à côté d’étapes cruciales dans l’analyse du lien entre les activités de l’Etat et le système de compensation et de règlement auquel les banques centrales participent, et donc conduit à la confusion et aux malentendus. Il en est de même avec les références à une composante verticale à effet de levier de la masse monétaire.

Les partisans de la théorie monétaire moderne ont obligé les post-keynésiens à s’arrêter sur les détails du système de compensation et de règlement, et à prendre en considération le rôle de l’Etat dans le système de paiement, alors qu’auparavant les post-keynésiens se sont focalisés presque exclusivement sur les relations entre les banques commerciales et la banque centrale. La théorie monétaire moderne est donc certainement un progrès, mais elle doit se débarrasser de ses affirmations contre-productives et de sa logique alambiquée basée sur la consolidation fictive de l’Etat et de la banque centrale.

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Notes :

1)     Ce document a d’abord été présenté à la Troisième Ecole Internationale sur la macroéconomie keynésienne, qui s’est tenue à Berlin, Juillet 31 – Août 6, 2011. Je tiens à remercier pour leurs commentaires Gary Dymski, Eckhard Hein, Keith Newman, Tom Palley, Ramanan, Louis-Philippe Rochon et Mario Seccareccia, sans qu’ils ne soient tenus responsables des propos tenus ici.

2)     Dans un sens, ce document est une extension des quelques pages que j’ai consacrées à la théorie monétaire moderne dans ma récente enquête sur l’économie monétaire post-keynésienne (Lavoie 2011), qui a aussi pour origine une présentation dans une précédente école d’été keynésienne à Berlin.

3)     Voir Bill Mitchell, ou son Billy Blog: http://bilbo.economicoutlook.net/blog/ ; Warren Mosler et son Centre de l’Univers: http://moslereconomics.com/; le personnel enseignant de l’UMKC et leur nouveau blog Nouvelles Perspectives Economiques: http://neweconomicperspectives.blogspot.com/. Plusieurs étudiants ou anciens étudiants à l’UMKC participent également à cet effort pour influencer la blogosphère. Randy Wray écrit même un Modern Money Primer (MMP) en ligne, proposant un chapitre par semaine et demandant à ses lecteurs de commenter de façon à améliorer le livre, dans une tentative d’expliquer la MMT en termes simples:

http://neweconomicperspectives.blogspot.com/p/modern-money-primer.html.

4)     Le rôle du déficit budgétaire de l’Etat sur le long terme, lorsque l’économie est de retour au plein emploi est un sujet qui devra être abordé dans l’avenir, dans un cadre cohérent stock-flux approprié. Un premier effort sur ce sujet peut être trouvé dans Godley et Lavoie (2007A), Martin (2008), et Pucci et Tinel (2010).

5)     Krugman (2011) dans une de ses critiques de la MMT n’a certainement pas saisi cela quand il écrit que, si les banques ont accès à plus de réserves, «il y a par là des possibilités de prêt, de sorte que les banques ne laisseront pas leurs réserves nouvellement acquises inutilisée, elles vont les convertir en monnaie, qu’elles prêteront aux agents ».

6)     « Le document de Febrero est absolument horrible. Aucun chartaliste ne le prend au sérieux parce que c’est une interprétation complétement erronée du chartalisme …. S’il avait lu la littérature chartaliste au lieu de la littérature critiquant le chartalisme, il l’aurait peut être remarqué. » (Fullwiler 2010).

7)     « Ce genre de piètre érudition a été mis en évidence dans un article de 2004 du professeur Malcolm Sawyer pour le Journal of Economic Issues qui attaquait le concept de la garantie de l’emploi. Il a choisi d’expliquer les points de vue du professeur Randy Wray et de moi-même en citant des sources secondaires d’auteurs qui ne faisaient pas seulement que critiquer notre travail (ce qui a influencé la façon dont ils ont bâti leur explication de ce travail), mais qui aussi n’ont pas réussi à le comprendre (ce qui a été démontré par plusieurs affirmations erronées sur l’économie monétaire) »(Mitchell 2011A). Au cas où cela n’aurait pas été assez clair, Bill Mitchell en remit un coup vis-à-vis de Sawyer environ une quinzaine de jours plus tard: «Randy Wray et moi-même nous sommes retrouvés empêtrés dans un débat académique avec un soi-disant économiste progressiste anglais Malcolm Sawyer qui avait écrit un papier négatif sur la Garantie de l’Emploi …. Sawyer a présenté un exposé sur la « garantie de l’emploi » basé sur la façon dont elle avait été décrite par nos critiques plutôt que de se fier aux sources originales – notre travail écrit (et bien publié) ». (Mitchell 2011B).

8)     Le point de vue de Sawyer sur la relation entre les déficits publics et la monnaie est beaucoup plus clair dans la réponse à ses détracteurs (Sawyer 2005), où sa position s’avère être assez proche de celle des néo-chartalistes, tandis que, à mon avis, son point de vue sur le même sujet était plutôt confus dans son document initial (Sawyer, 2003).

9)     J’ai réalisé a posteriori que c’était déjà mon avis, quand j’ai fait une recension du livre de Wray (1998), affirmant alors que l’objectif de son exposé sur la création monétaire était « d’apaiser les craintes liées aux déficits publics, et de montrer que les déficits jouent un rôle positif au sein des économies monétaires capitalistes. Ainsi, la possibilité qu’un programme EDR pourrait générer d’importants déficits publics ne peut pas constituer une objection au programme » (Lavoie, 1999, p. 370).

10)  Ainsi, les néo-chartalistes sont favorables aux taux de change flexibles, tandis que plusieurs autres post-keynésiens, mais certainement pas tous, sont favorables au contraire aux régimes de taux de changes fixes – un autre motif de controverse! « D’une manière très concrète, un pays qui adopte les taux de change fixes abandonne une grande partie de sa souveraineté …. Les économistes hétérodoxes qui adoptent en même temps une approche « de la monnaie endogène » tout en préconisant des systèmes de taux de change fixes ne semblent pas reconnaître que la banque centrale ne sera pas en mesure de gérer de manière exogène le taux au jour le jour dans un tel système » (Wray 2002, p. 36). Les taux d’intérêt deviennent endogènes dans le sens où le taux cible de la banque centrale est susceptible de réagir à un déficit de la balance des paiements (Wray 2006). Toutefois, lorsque les pays dégagent des excédents extérieurs, une telle pression n’existe pas, ce que le cas chinois démontre clairement, et, par conséquent, à mon avis, les taux d’intérêt sont tout aussi « exogènes ».

11) J’ai encore réalisé a posteriori que j’ai exprimé une préoccupation similaire dans Lavoie (1999, p.
371), en faisant valoir que « de telles affirmations sont logiques ; cependant elle sont trompeuses, car
les définitions ne correspondent pas à l’utilisation habituelle ».

12) Une fois encore, dans Lavoie (1999, p. 371), j’ai dit que « si les réserves bancaires sont endogènes à
leur niveau requis, alors l’expression « effet de levier » ne semble pas appropriée ». Pourquoi ne pas
utiliser des expressions courantes telles que monaie interne et monnaie externe ?

13)    En effet de nombreux économistes trouvent cela déroutant, et beaucoup d’autres pensent que c’est une erreur que de procéder à cette consolidation, comme Gnos et Rochon (2002, p. 54).

14)    Il est intéressant de noter que lorsque Mosler (1994, p. 13) procède à une analyse semblable de comptabilité en partie double, sa première étape suppose, et à juste titre, que les dépôts du gouvernement auprès de la banque centrale diminuent de 100 unités. Mais il n’y a pas de discussion sur la façon dont le gouvernement alimente ou réapprovisionne son compte à la banque centrale. En revanche, Bell (1999) prend en compte la première étape dans sa figure 1, qui ressemble beaucoup au Tableau 1.

15)    L’opération de compensation peut se faire par une opération de pension livrée, ou par un transfert de dépôts du gouvernement à partir de ses comptes auprès des banques commerciales vers son compte à la banque centrale. La banque centrale peut également décider d’émettre ses propres obligations pour éliminer les excédents de réserves.

16)    C’est pourquoi, comme mentionné précédemment, certains néo-chartalistes font valoir que le niveau « naturel » du taux d’intérêt au jour le jour devrait être de zéro, puisque, sans les actions défensives et sans paiement d’intérêts sur les réserves, les déficits publics feraient tomber le taux d’intérêt au jour le jour à zéro.

17)    Ed Nell a attiré mon attention sur ce point lors d’une conférence en l’honneur d’Alain Parguez, qui s’est tenue à Ottawa en mai 2011.

18)    Une liste de tels phénomènes est fournie par Bougrine et Seccareccia (2002, p. 69).

19)    J’ai réalisé récemment que la figure 2 de Bell (1999) ressemble beaucoup au Tableau 2.

20)    Voir le Code américain, chapitre 31 Monnaie et finances, # 5301. Acheter des obligations du gouvernement des États-Unis sur http://www.law.cornell.edu/uscode/usc_sec_31_00005301—-000-.html

21)    La référence à Lavoie (2002) est en fait la version préliminaire de la version Lavoie (2003) publiée.

22)    En particulier, très peu de nations sont autorisées à emprunter dans leur propre monnaie sur les marchés financiers internationaux, de sorte que cela limite le nombre de devises souveraines éligibles.

23)  Je suis reconnaissant à Mathieu Frigon, de la Bibliothèque Parlementaire Canadienne, d’avoir porté à mon attention cette caractéristique particulière du processus d’émission de dette canadien.

24)  Le gouvernement du Canada émet certaines obligations en euros ou en dollars américains, mais ce n’est pas une nécessité ; le but est de couvrir sa position ouverte en réserves de change.

25)  Ou sinon, on peut « opérer un contournement » avec la banque centrale achetant des titres à long terme et vendant simultanément ceux à court terme.

26)  C’est l’article 123 du traité de Lisbonne, aussi appelé le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. On retrouve la même règle à l’article 21 (1) du Statut du Système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne (protocole 4). Voir Union européenne (2010).

27)  Voir BCE (2011, chapitre 3). Ceci malgré le fait que l’article 18 du Statut (Union européenne 2010) ne fixe pas de restrictions aux opérations sur les marchés secondaires.

28)  En effet, cela peut être relié aux revendications précédentes de Godley qu’une banque centrale sans entrave « peut vendre ou racheter des obligations sans aucune limite », ce qui lui donne le pouvoir potentiel « de fixer les prix des obligations et des rendements de façon unilatérale à n’importe quel niveau » (Godley et Cripps 1983 , p. 158).

29)  L’article 21 (2) du Statut (BCE 2011) précise que les banques centrales nationales peuvent agir en tant qu’agent financier des Etats.

30)  Les soldes créditeurs en monnaie banque centrale détenus par les banques commerciales « sont principalement fournis par les opérations de refinancement de politique monétaire de l’Eurosystème » (Bundesbank 2011, p. 34).

31)   À moins que les exigences de notation de crédit sur la garantie fournie pour les découverts à la banque centrale, par exemple, la notation A- mentionnée dans une note précédente, ne soient vraiment appliquées, ce qui n’était plus le cas dès que la notation d’une dette souveraine a chuté en dessous de A.-
32) Dans le cas de l’Irlande, la crainte de défaut a plus à voir avec la crainte que les banques irlandaises ne puissent jamais se remettre de leurs créances douteuses, en dépit des derniers plans de sauvetage du gouvernement irlandais.

33)  Je suis reconnaissant à Ramanan, de Mumbai, pour les nombreuses discussions par courriels que nous avons eues au sujet du mécanisme de TARGET2 ainsi que pour les informations qu’il m’a fournies. Un court article de John Whittaker (2011) a également été utile pour comprendre le système de paiement de l’Eurosystème. Un article de Bindseil et König (2011) a également été plus tard porté à mon attention par Vincent Grossman.

34)  En effet, c’est ce que qui se passe réellement. Les avances de la Bundesbank aux banques allemandes ont chuté de € 250 milliards à € 100 milliards entre le début de 2007 et la fin de 2010 (Bundesbank 2011, p. 35).

35)  Une autre option serait d’émettre des euro-obligations, comme le suggère Yanis Varoufakis, de l’Université d’Athènes, ainsi que le financier George Soros.

36)  En d’autres termes, comme l’a souligné le banquier central Bini Smaghi (2011), le problème avec la BCE, c’est qu’elle a été mise en place en supposant que les marchés financiers ont toujours raison et, partant, qu’elle ne ferait jamais face à une crise.

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