145 – Janpier Dutrieux: la relance Allemande de 1933

En Allemagne, les retombées internationales du Krach vinrent s’ajouter au considérable endettement commercial du pays. En janvier 1934, les réserves d’or et de devises de la Reichsbank n’étaient plus que de 388 millions de reichsmarks contre 2.881 millions en janvier 1929. En outre, la crise industrielle qui sévissait engendra un chômage massif  touchant près de six millions de travailleurs.

Depuis 1931, le protectionnisme était apparu un peu partout. Schacht, nommé en mars 1933 président de la Reichsbank, fit suspendre le paiement des dettes  extérieures, et par une loi en date du 9 juin 1933, institua une “ caisse de conversion ”.  Les débiteurs allemands y portaient au crédit de leurs créanciers étrangers les sommes exprimées en marks que l’on appela des “ scrips ”. Les créanciers étrangers pouvaient utiliser ces scrips mais ne pouvaient les changer contre leur monnaie nationale qu’à la moitié de leur valeur théorique. En fait, ils pouvaient utiliser ces scrips  pour acheter des biens allemands jusqu’à concurrence de leur valeur mark ou les échanger à moitié prix de leur valeur mark. Ces scrips servirent à augmenter les exportations. Différentes sortes de scrips adaptés au mode de conversion retenu par les créanciers furent ainsi créés comme  les marks tourisme, les marks bloqués, les Aski marks (comptes spéciaux en marks pour les étrangers) [1].  Mais ce rééquilibrage de sa balance des paiements fut également favorisé par la baisse plus conséquente des prix mondiaux des matières premières qu’elle importait que des prix des produits industriels qu’elle exportait, ce qui lui permit d’améliorer les termes de l’échange.

 

Importations et  exportations allemandes de 1933 à 1934
Prix courant Prix constant 1928
Importations Exportations Importations Exportations
1933 4200 4870 9300 7600
1934 4450 4170 9800 6800

(Source : C.W. Guillebaud, The Economic Recovery of Germany)

La résorption du chômage et la relance de l’activité économique étaient pour Hitler, soucieux d’accroître son influence,  un impératif majeur. Comme les Allemands  n’avaient plus confiance en la solvabilité de l’Etat, il ne pouvait être question de lancer un emprunt, ni d’accroître à l’excès la circulation monétaire en recourant, comme en 1923, à une inflation pure et simple pour se procurer des moyens de financement. Schacht  pensait  “ que s’il y avait des ateliers inutilisés, des machines inutilisées, des stocks inutilisés, ce qui était le cas, il devait y avoir aussi, dans les caisses des entreprises, des capitaux inutilisés [2]. En d’autres termes, il convenait de faire sortir l’argent des caisses où il était thésaurisé, sans pour autant accroître la circulation monétaire, c’est-à-dire sans prétendre obtenir cet argent pour longtemps, ni lui faire subir un risque de dépréciation.

Son idée fut de faire émettre des reconnaissances de dettes à brève échéance, sous forme de traites essentiellement tirées sur la Metall-Forschungs A.G. ou “ Mefo ”, garanties par l’Etat, que la Banque centrale s’engageait à escompter. La Mefo était une petite société anonyme de recherche sur les métaux, au capital d’un million de marks, fondée sur l’initiative du gouvernement du Reich par quatre grandes firmes : Siemens, Krupp, Gutehoffnungshûtte et Rheinstahl.

Le Reich se porta garant de dettes de cette société et les fournisseurs qui travaillaient pour son compte purent ainsi tirer pour le montant de leur créance, des traites sur la Mefo.

En principe, ces traites ou “ effets Mefo ” avaient toujours échéance à 3 mois, mais ils étaient prolongeables pour cinq ans au maximum. La Banque du Reich s’engagea à les escompter en tout temps si ceux-ci étaient présentés trois mois après leur date d’émission, mais si le tireur avait besoin d’argent liquide avant cette échéance, il pouvait les vendre moyennant un escompte de 4 % à une banque ou à un tiers.  C’est ainsi que ces effets remplacèrent bien souvent les encaisses liquides thésaurisées dans les caisses des entreprises. Ils permirent de mobiliser pour un programme de grands travaux et de création d’emplois des capitaux qui sans cela seraient restés inutilisés. C’est en cela que résidait l’assurance d’éviter un accroissement préjudiciable de la circulation monétaire fiduciaire.

L’émission devait se tenir dans le cadre des crédits à court terme disponibles sur le marché. Effectivement, jusqu’en 1938, date à laquelle le montant des effets Mefo atteignit son maximum avec 12 milliards de Reichsmarks, il n’y eut pour ainsi dire jamais plus de la moitié de ces effets Mefo en contrepartie des réserves de la Banque centrale du Reich où ils venaient remplacer les effets de commerce d’autrefois. Il s’agissait là d’une opération de changement des contreparties monétaires de la Banque centrale nécessitée par le fait que la dépression économique avait fortement réduit les demandes de crédits effectués auprès de la Banque du Reich par la voie classique du réescompte des effets de commerce. Il s’en suivit ainsi que l’autre moitié des effets Mefo put, jusqu’au milieu de 1938, être constamment placée sur le marché de l’argent à court terme. C’est seulement à ce moment là, selon Schacht, qu’apparurent les premières difficultés imputables à la politique hitlérienne de dépenses inconsidérées, notamment militaires.

Les effets Mefo furent analysés comme une ingénieuse technique de préfinancement qui ne put être possible que parce que l’Allemagne disposait de grandes marges d’expansion, d’ateliers, d’usines, de commerces inutilisés. En ordonnant tout un programme de travaux publics financé par les effets Mefo, traites à échéance de trois mois, l’Etat put stimuler et entraîner l’activité économique comme la théorie keynésienne du multiplicateur de crédit a pu l’exposer par ailleurs.

Les entrepreneurs de travaux publics qui amenaient leurs factures à l ’Etat, se voyaient délivrer des effets Méfo qu’ils ne pouvaient pas convertir en liquide avant l’échéance de trois mois. Durant ce laps de temps, ils finançaient leurs charges, rémunéraient leurs employés et s’approvisionnaient en matières premières avec leur fonds de caisse, c’est-à-dire avec la trésorerie qu’ils laissaient auparavant dormir. Il leur était demandé, en quelque sorte, d’échanger une monnaie liquide constituant un pouvoir d’achat immédiat, mais qui se dépréciait, contre un court placement de trois mois qui leur rapportait 4 %, coût de l’escompte de ces effets. Les entrepreneurs avaient donc tout intérêt à acquérir ces effets Mefo et à se débarrasser de leurs marks. Ainsi, ces marks réintégrèrent le circuit des échanges, de la production à la consommation, et terminèrent leur course sous forme de dépôts bancaires. Il s’agissait là d’une adaptation sophistiquée de la théorie de la monnaie franche de Silvio Gesell. Si dans le circuit  gesellien (cf. Chapitre II), la monnaie qui ne circule pas est périodiquement amputée d’une partie de son pouvoir d’achat, dans le circuit de Schacht, les émissions d’effets Mefo incitent les agents à faire circuler les marks jusqu’alors thésaurisés.

Et ce que Schacht attendait se produisit : la monnaie qui dormait dans les caisses des entreprises, et que celles-ci ne désiraient pas – on ne voulaient pas – investir dans des placement à long terme, sortit aussitôt de sa cachette et fut placée à court terme. Comme les effets Méfo non escomptés rapportaient un intérêt de 4 % et que la Reichsbank les changeait à tout moment contre des marks, ils remplaçaient les fonds thésaurisés qui, sans cela, seraient restés, dans les caisses des entreprises.

Par ailleurs, comme ces effets Méfo étaient renouvelables, qu’ils permettaient à la circulation monétaire de retrouver son dynamisme, ils furent le plus souvent échangés auprès des banques qui trouvaient là un placement à court terme garanti par l’Etat. Ainsi, la circulation monétaire qui était de 3,5 milliards de Reichsmarks, en 1933, s’accrut d’abord assez timidement : 3,8 Mds. en 1934  et 4,1 Mds. en 1935, pour finir par doubler : 4,7 Mds. en 1936, puis 5,2 Mds. en 1937 et 7,8 Mds. en 1938. Dans le même temps, le nombre des chômeurs inscrits aux Offices du travail décrut considérablement dès 1934 pour n’être plus que de 200.000 en 1938, alors que le Revenu  National passa de 45,2 Milliards de Reichsmarks à un peu moins de 80 Mds. de Reichsmarks en 1939, ce qu’expose le tableau ci -dessous.

 

Le redressement de l’Allemagne de 1932 à 1939
Années Chômeurs inscrits aux Offices du Travail 

(en millions)

Revenu National 

(en milliards de Reichmarks)

1932 5,6 45,2
1933 4,8 46,5
1934 2,7 52,7
1935 2,2 58,7
1936 1,6 64,9
1937 0,9 72,6
1938 0,4 79,7
1939 0,2

(source : Ernst Wagemann, D’où vient d’où cet argent ?)

Dans ces mémoires, Schacht soulignait qu’il avait “ prévu ce plan de redressement pour cinq ans de sorte que les effets Méfo pouvaient être prolongés cinq ans. De cette manière l’importance du réarmement se trouvait limitée par une barrière intervenant automatiquement. Après cinq ans, le remboursement des effets Méfo devait commencer, et les sommes nécessaires seraient désormais perdues pour le budget et devraient donc être prises sur d’autres postes de dépense, le réarmement était justement de ceux-ci. Toutes ces considérations revêtirent leur pleine signification quelques années plus tard, quand j’eus l’impression que le réarmement allait dépasser le niveau normal de temps de paix. Ceci aurait été empêché par mon plan, si Hitler n’avait pas fait dévier la politique de la Banque du Reich ”. Schacht démissionna de son poste de ministre de l’économie du IIIe Reich, en fin 1937, et fut destitué de la présidence de la Reichsbank le 20 janvier 1939, ce qui permit à Hitler d’obliger la Banque du Reich a lui consentir n’importe quel crédit.

Cette destitution illustre bien ici le danger consistant à remettre le pouvoir d’émission de la monnaie à l’Etat. Comme je l’ai souligné précédemment (cf. Chapitre II), puisque la monnaie n’est que l’instrument d’échange des richesses, elle ne peut appartenir qu’à ceux qui les créent. Il s’en suit que l’Etat, comme autorité publique, doit avoir pour mission d’en garantir la valeur afin d’autoriser les transactions, mais n’a pas à la gérer puisqu’il n’en est pas propriétaire.

Le fait que des propriétaires privés fassent commerce de cet instrument d’échange ne peut donc justifier que l’autorité publique, au fil des siècles, ait substitué à son obligation de garantir la monnaie, un pouvoir de gestion monétaire onéreux qui aujourd’hui encore déprime l’activité économique et accentue les inégalités artificielles.

Janpier Dutrieux 1999

Extrait de http://prosperite-et-partage.org/spip.php?article102


[1] : Soulignons toutefois  que les éditeurs français des “ Mémoires d’un magicien” de Schacht notèrent que “ cet art de tirer un avantage supplémentaire de la position de mauvais débiteur en obtenant des créanciers de l’Allemagne qu’ils se servent en priorité en Allemagne, en imposant d’ailleurs aux dits créanciers des taux de change arbitraire, n’a plus que des rapports lointains avec l’économie politique ”.

[2] :  H. Schacht, Mémoires d’un Magicien, Amiot Dumont.1954.

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4 commentaires pour 145 – Janpier Dutrieux: la relance Allemande de 1933

  1. Renaud dit :

    On devrait citer souvent Janpier Dutrieux.

    Par une curieuse synchronicité, le lisai ce lien, ci-dessous, en même temps qu’on mettait cet article de Janpier Dutrieux extrait de son site Prospérité et Partage (qu’on devrait visiter bien plus souvent!)

    C’est la mise en ligne (partielle) du livre intitulé: Hjalmar Schacht Financier et Diplomate (1930-1950) de Frédéric Clavert

    La mise en ligne commence à la page 224 du livre C’est surtout les 10 premières pages de la mise en ligne, jusqu’à la page 233 ou 234 (les pages vont jusqu’à la dernière page,383) qui sont les plus intéressantes pour nous (au demeurant le livre à l’air honnête et objectif). Voir:

    http://books.google.fr/books?id=hEAt1dYD794C&pg=PA225&lpg=PA225&dq=fonctionnement+des+bons+mefo+Hjalmar+schacht&source=bl&ots=gpqsNEsMC3&sig=HGuDWYlijNUqdjKGwKyqIgFXFSg&hl=fr&ei=9ncTTb3cKomx8gONpJCRAw&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=3&ved=0CB4Q6AEwAg#v=onepage&q&f=false

    Toute l’histoire étant bien comprise par ailleurs, (il est vrai que le dr Schacht ne fut condamné à Nurenberg qu’à, sauf erreur, 5 ans de prison, je crois), l’élaboration des bons Mefo pourrait inspirer tous ceux qui cogitent à une réforme économique décisive, en particulier pour se sortir (sans politique ni raciale, ni d’armements est-il besoin de le préciser!) de l’hypothèque mortelle des dettes sans retour auprès des griffes tueuses des créanciers nationaux et internationaux. Ce qui n’exclut pas l’usage d’une monnaie commune en pays, mais d’abord la nécéssité salvatrice de sortir une, ou plusieurs représentations monétaires, nationales ou régionales (ou de réseaux) réelles et intouchables par des intérêts autres que ceux de la Société civile productrice.

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  2. A-J H dit :

    Ce qui est « amusant » c’est de regarder le nom complet de Schacht : « Hjalmar Horace Greeley Schacht » (né à Tinglev le 22 janvier 1877 et mort à Munich le 3 juin 1970)

    Les 2 « prénoms » Horace Greeley , sont en fait le nom d’un homme politique américain

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Horace_Greeley

    Horace Greeley (3 février 1811-29 novembre 1872) est éditeur d’un important journal américain, l’un des fondateurs du Parti républicain, un réformateur et un homme politique. Son New York Tribune a été le journal le plus influent des années 1840-1870. Il a ainsi été l’éditeur de Henry David Thoreau. Greeley s’en est servi pour promouvoir les partis whig, puis républicain, aussi bien que la lutte antiesclavagiste et pour les réformes. En croisade contre la corruption de l’aministration républicaine d’Ulysses S. Grant, il est candidat à l’élection présidentielle en 1872 d’un nouveau Parti libéral républicain. Malgré le soutien additionnel du Parti démocrate, il est battu par un raz de marée électoral.

    Schacht est né 5 ans après la mort de Horace Greeley !

    Alors, sa mère ou son père connaissaient-ils bien Horace Greeley au point d’affubler leur rejeton de son nom entier ?

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  3. A-J H dit :

    @Renaud

    Concernant la condamnation de Schacht, voici ce qu’en dit wikipedia

    Résistance à Hitler et fin de carrière

    Accusé d’être impliqué dans l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, Schacht est interné dans divers camps de concentration (notamment Ravensbruck et Dachau) jusqu’à la fin de la guerre (il y rencontre Léon Blum dans les derniers jours de la guerre, qu’il n’avait pas vu depuis 1936). Libéré par les Alliés, il figure parmi les accusés du procès de Nuremberg où il est accusé de plan concerté ou complot et de crimes contre la paix, pour sa contribution à préparer l’économie allemande à la guerre. Parmi les accusés, il obtient l’un des meilleurs résultats aux tests de QI (143) préparés par le psychiatre de la prison. Il est acquitté et relâché en 1946, mais est à nouveau jugé par plusieurs tribunaux allemands de dénazification à partir de 1946. Si le premier d’entre eux l’a condamné à une peine de huit ans de travaux forcés, les autres l’ont classé en catégorie 5 (relaxé pour faits de résistance). Relâché en 1948, sa dénazification est achevée en 1950.

    À partir de cette date, il devient conseiller financier pour des pays en voie de développement. Au sein de la République fédérale d’Allemagne, il est maintenu à l’écart du pouvoir par Konrad Adenauer mais entretient une activité de conférencier, intervenant régulièrement auprès du parti conservateur bavarois, la CSU.

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    • Renaud dit :

      André Jacques,

      Oui, effectivement, j’ai écrit sans vérifier, tu as bien fait de rectifier car j’ai bien lu ce texte de Wikipedia concernant Schacht, mais après après avoir posté ci-dessus. Il fut parmis les trois acquittés de Nuremberg.
      On aurait tellement besoin, dans le contexte d’aujourd’hui, d’un ou de plusieurs esprits comparables en finances!

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